07 avril 2021

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Vers une révision en profondeur de l’évaluation des organisations

Le changement climatique réduit la durée de vie de certains actifs et force les organisations à accélérer leur dépréciation. Pour anticiper ces effets, les problèmes de soutenabilité devraient être clairement reflétés dans les états financiers : les rapports développement durable et financiers devraient être rapprochés pour refléter le vrai prix des externalités et la véritable soutenabilité des activités. En trame de fond, une révolution de l’évaluation, financière et non financière, des organisations.

Les actifs échoués, irrécupérables, enlisés, bloqués ou encore délaissés sont des investissements qui perdent de leur valeur du fait de l’évolution du marché, de changements de législation, de contraintes environnementales ou d’innovations technologiques. Par exemple, l’arrivée de la téléphonie mobile a entrainé une dévalorisation des investissements dans les lignes fixes. Cette notion s’est amplifiée depuis les années 1990 avec les préoccupations environnementales et climatiques. Elle concerne particulièrement le secteur des énergies fossiles. Ainsi, la prise en compte des risques relatifs à la transition énergétique dans les états financiers a fait l’objet en 2018 du rapport intitulé “Uncharted waters” par le Technical Working Group on Climate Accounting Standards du CDSB (Climate Disclosure Standards Board).

Encore plus récemment, l’exercice de révision à la baisse des réserves pétrolières et autres actifs relatifs à la prospection pétrolière a débuté au 31 décembre 2019 avec Repsol et Chevron qui ont déprécié respectivement pour 4,8 milliards d’euros et 13,1 milliards de dollars avant impôt. Alors que Chevron donne peu d’explication pour cette dépréciation pourtant matérielle, Repsol fait ouvertement référence aux accords de Paris, puisque la dépréciation a été passée “sur la base d’un nouveau scénario de prix du pétrole brut et du gaz compatible avec les objectifs climatiques de l'Accord de Paris”.

L’effondrement du prix du pétrole pendant la crise du Covid a accéléré ce mouvement de dépréciations massives. Au 30 juin 2020, Repsol et Chevron ont comptabilisé des dépréciations complémentaires de 2,7 milliards d’euros et 5,7 milliards de dollars avant impôt respectivement et Total, BP et Shell ont déprécié leurs actifs pour 8,3, 17,3 et 22,3 milliards de dollars respectivement.

On parle donc de plus de 75 milliards de dollars de dépréciations entre le 31/12/2019 et le 30 juin 2020 pour les cinq sociétés étudiées :

en Md USD Q4 2019 Q2 2020 Total
BP 17,3 17,3
Chevron 13,1 5,7 18,8
Repsol 5,4 3,0 8,4
Shell 22,3 22,3
Total 8,3 8,3
18,5 56,6 75,1

 

Les dépréciations au 30 juin 2020 ont été systématiquement expliquées par la baisse des estimations du prix du baril, c’est-à-dire par des éléments conjoncturels et court terme. De son côté, comme Repsol fin 2019, Total explique dépréciation de 2020 non seulement par la baisse du prix du pétrole mais aussi par la revue des actifs pétroliers pouvant être qualifiés d’actifs échoués (stranded assets en anglais), revue effectuée en cohérence avec une « ambition Climat » qui fait référence à l’accord de Paris.

Cette référence ouverte à la notion d’actifs échoués est importante car elle était quasiment absente avant fin 2019 de la communication des sociétés pétrolières. Les auteurs de l’article «Réserves de combustibles fossiles et déclaration des ressources et carbone imbrûlable: enquête sur des récits contradictoires » pouvaient ainsi encore déclarer récemment : “Compte tenu de notre échantillon représentatif d'entreprises, avec un si petit nombre de références directes dans les rapports annuels obligatoires ou volontaires aux actifs échoués, nous concluons que la question du carbone imbrûlable n'est actuellement pas considérée comme un élément matériel.” (Bebbington et al. 2020).  La notion de carbone imbrûlable fait référence aux ressources fossiles qui ne devront pas être physiquement brulées pour ne pas dépasser une certaine augmentation de la température globale.

Ainsi, Hans Hoogervorst, Président de l’IASB n’a pas manqué de préciser dans son discours4  d’ouverture de l’«IFRS Foundation Virtual Conference » le 28 Septembre 2020 que les dépréciations massives d’actifs pétroliers n’avaient pas été déclenchées uniquement par un ajustement à la baisse des estimations des prix du pétrole au cours des prochaines décennies. Il a rappelé que la prise de conscience croissante par les compagnies pétrolières que certains de leurs actifs pourraient devenir échoués à la suite de la transition vers une économie à faibles émissions a joué un rôle dans ces dépréciations. Plus généralement, il a tenu à souligner que le changement climatique pourrait réduire la durée de vie utile d’un actif et forcer une entreprise à accélérer sa dépréciation. Il considère ainsi qu’au cours des prochaines années, il faut s’attendre à ce que les problèmes de Développement Durable soient reflétés dans les états financiers IFRS dans une bien plus grande mesure que jamais auparavant. 

L’intérêt est de pouvoir refléter les problèmes de soutenabilité dans les états financiers beaucoup plus tôt que par le passé car la soutenabilité devient de plus en plus un enjeu économique. Il terminait son exposé en espérant un rapprochement des rapports développement durable et des rapports financiers pour que ces derniers reflètent enfin le vrai prix des externalités et la véritable soutenabilité des activités.

 

Emmanuelle Cordano pour la Chaire Audencia Performance Globale Multi-Capitaux.