19 décembre 2023
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CSRD : La double-matérialité au cœur d’une étude menée par l’IFACI, PWC et la Chaire Audencia
L’un des axes importants de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) est la double-matérialité. Caroline Naït-Mérabet, Risk & Regulatory, Partner, de PWC, a accepté de revenir pour nous sur les grands changements que cela va entraîner pour les entreprises ainsi que sur l’étude qu’elle a dirigé ces derniers mois sur ce sujet.
Pourriez-vous nous rappeler quels sont les grands principes de la double-matérialité, et ce que cela va changer pour les entreprises qui seront soumises à la nouvelle forme de rapport ESG ?
Caroline Naït-Mérabet : Jusqu'à présent, les obligations règlementaires de reporting s’attachaient uniquement à ce que l’on considérait comme ayant de la valeur pour l'entreprise. Ce que l’on appelle la matérialité financière. C'est-à-dire que les entreprises avaient pour obligation de communiquer les informations destinées à leurs investisseurs et au monde financier, et devaient donc reporter en conséquence sur les risques qui pèsent sur leur organisation. La CSRD vient ajouter ce que l’on appelle la matérialité d’impact. Finalement, à partir de cette directive, dont l'application commence dès 2025 mais sur l'année 2024, les entreprises auront l'obligation de communiquer aussi sur les conséquences de leurs activités sur l'environnement et les parties prenantes. On vient donc exiger que les entreprises communiquent et partagent les conséquences de leurs activités sur les populations et sur la planète. C’est le concept de la double-matérialité.
De manière plus opérationnelle, quand on parle de RSE, les sujets sont très variés, très larges, et les enjeux ne sont pas les mêmes d'un secteur d'activité à un autre, voire même d'une entreprise à une autre. De ce fait, le rapport de durabilité selon la CSRD est basé sur une évaluation pour déterminer ce qui est important : matériel. On parle d'évaluation de la matérialité qui va consister à analyser les enjeux de durabilité, donc les différents enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance, selon ce double angle de la matérialité d'impact et de la matérialité financière. Les entreprises auront l'obligation de publier et de partager des informations uniquement sur les enjeux qui sont matériels. L'idée est de ne pas communiquer sur tout, car sinon cela noierait l'information, mais de ne communiquer que sur les enjeux qui sont matériels. Matériels non seulement au sens de la matérialité financière mais aussi selon la matérialité d'impact, donc.
« Une façon d’entrer dans une nouvelle dynamique, de responsabiliser les entreprises »
Un exercice complexe pour les entreprises…
C.N-M. : Cette évaluation de double-matérialité à réaliser pour les rapports de demain doit être faite en considérant l'ensemble de sa chaîne de valeur, ce qui est particulièrement nouveau et particulièrement compliqué. En effet, vous devez vous interroger sur les impacts de vos activités depuis le tout début, en amont de votre chaîne de valeur, jusqu'à la toute fin, en aval de celle-ci. Il y a alors deux difficultés majeures. La première est que les entreprises ont rarement les informations nécessaires pour pouvoir qualifier par exemple le niveau d'impact sur la biodiversité lors de l'extraction de toutes les matières premières qui vont être utilisées et transformées par x intermédiaires avant d'arriver dans leur usine. Ou encore, pour les entreprises présentes en amont de la chaîne de valeur, elles n’ont souvent aucune idée de comment va se dérouler sa fin de vie des produits.
La seconde difficulté est qu'en plus de ne pas avoir systématiquement toutes ces informations, les entreprises ne vont pas nécessairement avoir d'influence sur ces impacts. Donc on se heurte aussi dans cet exercice à cette limite actuelle : on demande aux entreprises de s'intéresser à des sujets sur lesquels aujourd'hui elles n'ont absolument pas de prise. Mais selon les nouveaux textes, ce n’est pas un argument recevable. L’idée, que je trouve vertueuse, est que même si vous ne pouvez pas d’ores et déjà agir sur ces impacts, vous devez les prendre en compte. Et c'est une façon d’entrer dans une nouvelle dynamique, de responsabiliser les entreprises, de faire émerger les problématiques majeures sur l'ensemble d'un écosystème, sur l'ensemble d'une chaîne de valeur, et enfin de rompre avec les dénis qui peuvent exister. C’est faire prendre conscience à chacun des acteurs de l'intégralité des enjeux du secteur dans lequel il travaille.
« Ce qui est le plus marquant et qu’il faut retenir, c’est le niveau d'exigence, de transparence »
Malgré ce manque d’informations, il va tout de même falloir transmettre des données précises dans le cadre de ces nouveaux rapports. On évoque environ 600 data points à renseigner ?
C.N.-M. : Oui, car ce que j’évoquais auparavant était le travail à faire en amont, pour déterminer in fine les sujets qui devront être l’objet du rapport de durabilité. Le chiffre le plus souvent évoqué est même celui de 1 000 data points. Un chiffre qui fait peur, même s’il est important d'avoir en tête que derrière ce chiffre il y a une majorité d’informations qualitatives qui sont attendues. En fait, je trouve que ce qui est le plus marquant et qu’il faut effectivement retenir, c’est le niveau d'exigence, de transparence, qui doit en résulter. Il s’agit pour chaque entreprise concernée de réellement décrire en détail sa stratégie par rapport à ces sujets, toutes les actions menées et toutes celles qu’elle compte réaliser, et de faire part de son ambition. C'est là où l’on voit que les entreprises aussi sont en difficulté aujourd'hui parce que certains de ces sujets n'étaient peut-être pas forcément encore dans leur radar, puisqu’elles n’avaient pas l’obligation de s’y intéresser. Celles qui avaient déjà effectué un exercice stratégique RSE bien construit, qui leur avait permis d’identifier les sujets les plus importants via les exercices de matrice de matérialité historique, sont mieux armées. Bien qu’il y ait des exigences nouvelles sur la double-matérialité, le fait d’avoir déjà eu une réflexion sur les enjeux de développement durable importants pour l'entreprise et ce alimentés par un dialogue avec les parties prenantes externes, leur permet aujourd’hui de bénéficier d’un cadrage méthodologique très utile.
Vous venez de mener une étude avec l’IFACI sur la CSRD et la double-matérialité. Sur quels éléments plus particulièrement a-t-elle porté ?
C.N.-M. : C’est une étude que nous avons menée avec l’IFACI et la chaire Audencia performance globale multi-capitaux. Et il se trouve que l'Observatoire de la RSE avait eu une initiative similaire à la nôtre et nous avons donc décidé de rassembler nos travaux. Sachant qu’en ce qui concerne cet exercice de double matérialité, les textes règlementaires fournissent certaines exigences assez contraignantes, parfois très précises, qui viennent bousculer les pratiques historiques, et en même temps ils proposent peu de réponses pratiques sur comment faire ce nouvel exercice. Sans aller jusqu’à une véritable méthodologie, il fallait donc poser les points d'attention, les difficultés, les écueils possibles ainsi que des pistes de solutions. Nous avons donc structuré nos travaux autour d’une première série assez longue de problèmes posés, et nous en avons retenu cinq, qui ont donné lieu à cinq ateliers, auxquels ont participé une dizaine d’entreprises, identifiées comme ayant déjà travaillé sur le sujet.
« Cet exercice va se structurer et s'améliorer avec les années à venir »
Le premier point d'attention a concerné les rôles et responsabilités sur l'exercice de double-matérialité, parce que c'est un exercice qui est évidemment très lié à la responsabilité sociétale des entreprises, donc aux équipes de développement durable et RSE. Mais pas seulement. Il y a une approche risque, et la direction financière a aussi un rôle à jouer. Il y a un lien fort avec la stratégie et on a vu que c'était un véritable facteur-clé de succès d'impliquer les équipes stratégiques lorsqu'il y en a. On a donc besoin d'avoir des compétences transverses pour cadrer la méthodologie. Au-delà du cadrage, par la suite, il est également essentiel d’impliquer les différents métiers qui portent les sujets analysés. Enfin, en termes de rôles et responsabilités, l’engagement et le soutien de la Direction sont des points incontournables pour faire de cet exercice de double matérialité un succès.
Parmi les autres questions pratiques qui vont rester, il y a ce que nous avons appelé le niveau de granularité. L’exercice consiste à analyser tout un panel de thèmes environnementaux, sociaux et de gouvernance, et les textes donnent une sorte de check-list de dix sujets qui correspondent aux standards, qui sont eux-mêmes découpés en 90 sous-sujets. Cela fait beaucoup de sujets à traiter, et il y a donc un questionnement sur jusqu’où l’on va dans l'analyse de ceux-ci.
Nous avons également abordé la question des chaînes de valeur. Comme faire pour gérer plusieurs chaînes de valeur, obtenir les informations nécessaires… Et puis nous avons aussi abordé la nécessité, prévue par les textes, d’engager un dialogue avec les parties prenantes, notamment dans le cadre de la réflexion sur les impacts. Comment j’identifie les parties prenantes « pertinentes » et comment je les consulte.
Le dernier atelier était consacré au lien avec le dispositif de gestion des risques de l’entreprise, et il a été finalement élargi à l’ensemble des dispositifs qui existent au sein des organisations.
Quelles sont les premières conclusions que vous avez pu tirer de ces ateliers et quels conseils pourriez-vous donner aux entreprises qui vont être concernées par la CSRD ?
C.N.-M. : L’une des conclusions évoquée lors de l’un des ateliers était que l’on peut se poser des questions de manière presque infinie sur cet exercice, mais qu’au final il est absolument clé de faire preuve de pragmatisme et de bon sens pour commencer. Les pratiques évolueront dans le temps. Cet exercice va se structurer et s'améliorer avec les années et avec les premières publications.
Il faut bien sûr capitaliser sur l’existant : la cartographie des risques, le bilan carbone, les travaux sur la corruption liés à la loi Sapin 2 pour les entreprises qui y sont soumises. Idem en ce qui concerne le devoir de vigilance.
C’est un exercice très important parce qu'il est stratégique et qu'il vient cadrer le reporting de durabilité. Il faut donc y consacrer le bon niveau d'attention, le bon niveau de management. Pour avancer, il faut que les entreprises prennent des positions puis rentrent dans une dynamique d'amélioration continue.
Nouvelle publication L’IFACI, en partenariat avec PWC, la Chaire Audencia et l’ORSE ont publié une étude sur la Double Matérialité des enjeux de durabilité : « Quels défis relever pour se préparer à la CSRD ? » |