11 décembre 2023
Lecture 6 mn
« La société à mission permet de remettre en cause la notion même de performance pour une entreprise »
Il existe aujourd’hui plus de 1 300 sociétés à mission en France et de plus en plus d‘entreprises s’intéressent à cette démarche, qui bouleverse en profondeur l’idée même de performance. Alain Schnapper, Vice-Président et co-fondateur de la Communauté des Entreprises à Mission*, fondateur du cabinet Gouvernance Responsable, a accepté d’expliquer à l’IFACI ce que signifiait cette qualité juridique et les obligations qu’elle entraînait.
Pourriez-vous nous rappeler ce qu’a apporté la loi Pacte ?
Alain Schnapper : La première modification apportée par la loi pacte en 2019 s'applique en fait à 100% des entreprises : elle a consisté à modifier un article du code civil, l'article 1833 concernant l'objet des sociétés, a introduit l'idée que toutes doivent être gérées selon leur intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité. Ainsi les entreprises ont dorénavant un intérêt social qui leur est propre et n'est pas forcément strictement égal à l'intérêt des actionnaires.
Enfin, est désormais inscrit dans la loi l'obligation de la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux, donc d'une certaine façon une responsabilité sur les dimensions sociales et environnementales des entreprises. Au-delà, la loi a donné la possibilité aux entreprises qui le souhaitent la possibilité d’acquérir la qualité de société à mission.
Toute entreprise peut devenir société à mission ?
A.S. : Peut effectivement devenir une société à mission n'importe quel type d’entreprise inscrite au registre du commerce, à la condition d'une part de faire figurer dans ces statuts une « mission », constituée d'une raison d'être et de ce que la loi appelle des « objectifs ». Il s’agit des engagements que l'on prend sur la manière dont on va répondre à cette raison d'être.
La société à mission n'est pas vraiment un statut mais une qualité juridique, qui peut être prise quel que soit le statut ( SA, SAS, coopérative, SCOP…). Tous les secteurs d'activité peuvent donc être concernés. Il ne s'agit pas seulement des entreprises qui ont à l'origine une relation particulière avec l’environnement ou les enjeux sociaux. D’ailleurs, au départ, le concept d'entreprise à mission a été élaboré par des chercheurs qui réfléchissaient aux enjeux des entreprises en général, et pas spécifiquement aux enjeux sociaux et environnementaux. La réflexion d'origine portait sur la nécessité de protéger la capacité de l'entreprise à innover et à défendre l’intérêt collectif face, par exemple, au risque d'un accaparement du pouvoir par les actionnaires. L'entreprise était vue comme un collectif dont il fallait protéger les capacités d'innovation pour contribuer à un futur désirable, y compris parfois pour résister aux intérêts court-termistes des actionnaires.
« Cela ne peut pas se produire s'il n'y a pas une volonté partagée entre le dirigeant et les actionnaires de transformer la société »
Quelles sont les autres conditions ?
A.S. : La seconde condition est que la société à mission doit se doter d'un comité de mission, incluant au moins un salarié, qui est chargé de rendre un rapport annuel sur la façon dont l'entreprise exécute ses missions. Dans le cas des petites entreprises, le comité de mission peut être remplacé par un référent de mission. De plus en plus, on constate que les comités de mission sont des entités collégiales qui vont au-delà du simple fait de porter un avis sur la manière dont l'entreprise exécute sa mission pour également jouer un rôle de questionnement stratégique. Ils peuvent interpeller le dirigeant à la fois sur le contenu de sa mission, sur la façon dont les engagements sont mis en œuvre au sein de l'entreprise, et même au sujet d’un certain nombre de décisions qui ont été prises. Le comité de mission peut se prononcer sur le fait que celles-ci soient bien alignées avec la mission, qu’elles y contribuent, ou au contraire qu’elles la mettent en péril. Le comité peut également challenger la nature même de la mission et questionner les choix qui ont pu être faits au moment de sa rédaction. Il n'est pas rare de voir des entreprises qui au bout de 2 ou 3 ans font évoluer leur mission, à la suite d’interactions avec le comité de mission ou suite à un audit.
L’audit intervient donc également ?
A.S. : La 3ème et dernière condition, c'est effectivement de se faire auditer par un organisme tiers indépendant, dont le rôle est de s'assurer à la fois du respect de la loi et de porter un jugement sur la façon dont les objectifs sont respectés par l'entreprise. Un avis est réalisé tous les 2 ans (ou 3 ans pour les petites entreprises) et doit être ensuite déposé annexé au rapport du comité de mission présenté à l’assemblée générale des actionnaires.
Ne faut-il pas au départ une gouvernance qui ait une sensibilité particulière aux enjeux sociaux et environnementaux ?
A.S : Devenir une société à mission nécessite de modifier les statuts de l’entreprise. Il faut donc un vote en assemblée générale des actionnaires. Il est de toute façon clair que cela ne peut pas se produire s'il n'y a pas une réelle volonté partagée entre le dirigeant et les actionnaires de transformer la société. Après, la force du dispositif, c'est qu'une fois que vous avez inscrit une mission dans les statuts, elle survit aux dirigeants. Si vous voulez, c'est un peu comme lorsque l’on change la constitution : même si vous changez de président de la République ou du Premier ministre, la constitution reste…
« La mission est une manière de réfléchir à l'utilité de l'entreprise »
Il y a aujourd’hui un peu plus de 1300 sociétés à mission en France…
A.S. : Oui, ce qui représente pratiquement le double de l'an dernier. Nous avons franchi le cap des 1000 au premier janvier 2023. C’est un mouvement qui prend une certaine ampleur, avec une croissance régulière. Historiquement, les industries de service étaient les plus représentées et maintenant on retrouve tous les types d’entreprises.
Quels conseils donneriez-vous à une entreprise qui envisage d’entamer ce parcours pour devenir une société à mission ?
A.S. : En tout premier lieu il faut clairement distinguer des situations différentes. Vous avez par exemple des start-ups qui ont la volonté de se constituer en étant directement société à mission. Et puis il y a de grandes entreprises qui veulent se transformer en société mission. Dans ce second cas, il s'agit dans un premier temps de s'assurer que l'ensemble de la gouvernance est mobilisé sur ce projet. La seconde étape consiste à rédiger une mission, donc à formuler la raison d'être de l’entreprise et les objectifs qu'on souhaite inscrire dans les statuts. Et c'est une démarche qui doit prendre du temps, parce qu'en somme il s'agit de réfléchir à ce à quoi sert l'entreprise, à quoi elle peut contribuer… Pour que ce soit intéressant et efficace, il ne faut certainement pas que le dirigeant fasse ce travail seul dans son coin. Il faut engager une réflexion qui mobilise à la fois en interne des salariés, des dirigeants, mais aussi probablement aller explorer l'écosystème de l'entreprise, consulter des parties prenantes à l'extérieur pour entendre quels sont leurs propres enjeux et comment elles perçoivent la façon dont l'entreprise peut les aider à les atteindre.
Après cela, il faut encore réfléchir à la manière originale, particulière et singulière, d’atteindre ses propres objectifs. Et lorsque l’on formule la mission de cette façon, on voit que cela ouvre des réflexions fortes, qui amènent à se poser des questions très larges. Peut-être pas philosophiques, mais qui révèlent les particularités de l’entreprise, celles que l’on veut préserver, ainsi que la nature des engagements que la société est prête à prendre face aux enjeux qu’elle a identifiés.
Quelle est la durée moyenne d’une telle démarche ?
A.S. : Cela peut prendre un certain temps pour des entreprises ’de taille importante avant de parvenir à un vote en assemblée générale pour la modification des statuts, souvent 12 à 18 mois. De plus en plus souvent, on constate que les sociétés font appel à des cabinets de conseil pour les aider dans des démarches qui peuvent être parfois complexes.
Il existe des statuts similaires dans d’autres pays européens. Peut-on envisager un jour une règlementation européenne sur cette question ?
A.S. : L’Italie, ou l’Espagne par exemple, ont effectivement voté des statuts d’entreprise proches de l’esprit de la société à mission. Une règlementation commune serait compliquée à envisager car les droits des entreprises sont différents dans chaque pays. En revanche, nous aimerions promouvoir une directive européenne qui encouragerait chaque État membre à développer des formes juridiques adaptées, et reprenant les principes de la société à mission. C'est à dire d'un côté une inscription d'une mission dans les statuts de l'entreprise, avec des objectifs qui ne soient pas simplement de maximiser le profit, et par ailleurs un dispositif spécifique de contrôle.
La société à mission permet de s'interroger et de remettre en cause la notion même de performance pour une entreprise, et d’aller au-delà de ce que revêt habituellement ce mot, en intégrant des objectifs plus larges. Une entreprise performante n'est pas là uniquement pour gagner de l'argent. C’est une contrainte pour assurer sa survie mais faire du profit n'est pas une fin en soi. La mission est une manière de réfléchir à l'utilité de l'entreprise et à la manière de mettre en place des instruments de mesure de sa véritable performance.