20 mai 2021
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« Il faut que les gens investissent du temps, de l'intelligence, sensibilisent leurs entreprises et conduisent des projets »
Patrick de Cambourg est depuis mars 2015 Président de l’autorité des normes comptables (ANC). Il est également membre du board de l’autorité des marchés financiers (AMF), du board de l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de Résolution), de celui du CNOCP (Conseil de normalisation des comptes public) et est membre du Haut Conseil de Stabilité Financière. Membre du board de l’EFRAG, il y préside depuis septembre 2020 la Task force à l’origine du projet sur les standards de reporting non financier. Il a fait l’essentiel de sa carrière au sein du groupe Mazars, dont il est devenu Président en 1983. Puis en 1995 Chairman of the Management Board, et en 2012 Chairman of the Supervisory Board. Depuis 2014, il en est l’Honorary Chairman.
Le rapport de l’EFRAG, que vous avez adressé au Commissaire McGuinness, s’intitule « Proposals for a relevant and dynamic EU sustainability reporting standard-setting ». Qu’entendez-vous par Sustainability reporting ?
Aujourd'hui, nous proposons de parler de sustainibility reporting plutôt que Non Financial Reporting. C'est une question de nuance mais cette nuance est importante. Parler de « non financier » est un peu curieux comme terminologie parce que cela définit quelque chose non pas parce qu’il est, mais par ce qu’il n’est pas. « Information relative au développement durable » est une définition positive qui capture les notions fondamentales. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé cette terminologie.
Pourquoi ces nouveaux standards sont-ils nécessaires ?
Je pense que tous les observateurs ayant examiné la qualité de l'information extra-financière sont d'accord pour dire qu’aujourd'hui elle est très fragmentaire, que la couverture est insuffisante, la qualité inégale. Sa pertinence ne permet donc, ni de répondre au besoin d'information interne, ni de satisfaire les parties prenantes externes. Aujourd'hui, ces acteurs ne savent pas à quel Saint se vouer, et d'ailleurs les entreprises non plus. Nous sommes dans un panorama totalement insuffisant en termes de normes. Par opposition à l'information financière qui a des défauts mais qui est, elle, très stabilisée, très normée. L’IAS, le choix des IFRS, tout ce qui a été mis en place depuis des années a beaucoup stabilisé l’information financière.
Face à ce constat, la commission propose trois choses :
- premièrement, revoir la directive sur l'information non financière en modifiant le dispositif législatif;
- deuxièmement, et ce ne sera pas suffisant, fixer des normes qui définissent de façon pratique les obligations auxquelles sont soumises les entreprises (d’où la Task force et le rapport que vous mentionnez) ;
- et, 3ème proposition, on ne peut pas faire des normes sans envisager un normalisateur, c'est-à-dire un organe qui produise ces normes. Il a donc a été confié au président de l’EFRAG une réflexion sur l'évolution de la gouvernance de cet organisme, s’il se voyait confier l'élaboration des normes de sustainibility reporting[1].
Ces normes sont indispensables parce qu'aujourd'hui nous avons un paysage qui est complètement fragmenté et de qualité médiocre. Il est impératif d’harmoniser la couverture et la qualité de l’information extra-financière, afin de créer, ce que j'appelle la « 2ème jambe » de l'information des entreprises. La 1ère jambe est financière, la 2ème jambe est extra-financière et est tournée vers tous les facteurs non traduits par l'information financière : facteurs de durabilité, de développement durable de l'entreprise et de son environnement. L'impact à la fois sur l'entreprise des risques et opportunités qui ne sont pas de nature financière et qui pèsent, et il y en a beaucoup (environnementaux, sociaux, etc.), mais aussi les risques que l'entreprise fait peser sur la société et l'environnement. C’est ce que l’on appelle la “double matérialité”.
Une notion importante dans le rapport de l’EFRAG est celle d’ESG+, pour délimiter les catégories d’informations concernées. Environnement, Social et Gouvernance +. Que signifie cette extension ESG+ ? Pourriez-vous donner quelques exemples de ce que ces catégories englobent ?
Il y a une classification assez connue en matière de développement durable : celle d’ESG, environnement, social et gouvernance. Je dis tout de suite que « social » ne s’entend pas dans le sens français du terme, ici cela veut aussi dire « sociétal ». Nous avons hésité sur les qualificatifs et les terminologies et finalement nous avons proposé ESG +. Pourquoi ? Parce qu’il y a en fait trois grandes approches complémentaires à la question du développement durable. Il y a la relation de l'entreprise avec ce qu'on appelle en terme générique la planète, c'est-à-dire l'environnement, il y a la relation avec les personnes physiques, pour social et sociétal, et puis il y a une 3ème dimension qui était plus difficile à définir mais qui tourne autour de ce qu'apporte la personne morale.
Nous avons ainsi regroupé tous les thèmes d'information liés au développement durable de l'entreprise et de la société sous ces trois rubriques clés. On va de cette façon pouvoir classer sous le « E » toutes les questions liées aux émissions de gaz à effet de serre, à la pollution, l'eau, la biodiversité, etc. Sous le « S » on va classer la relation avec les collaborateurs, avec les fournisseurs, avec les clients, les communautés où l'entreprise opère… Donc toutes les relations avec les personnes physiques. Et sous le « G » on va placer les sujets ayant trait à la personne morale, c'est-à-dire à la fois la gouvernance au sens strict, l'organisation, les prises de décision, leur prise en compte dans la détermination des stratégies, l'éthique des affaires, mais aussi la relation avec les parties prenantes structurées. Par exemple, dans le cadre de la relation structurée avec les clients, ce n’est pas l'impact sur un client qui est pris en compte, mais plutôt comment est-ce que moi, personne morale, j’intègre ma dimension client de façon générique dans ma prise de décision ou ma chaîne de valeur. On y intègre aussi la notion de réputation et celle d'innovation.
Projetons-nous dans quelques mois. L’UE a décidé de se doter de standards de reporting soutenable. Quels sont les impacts pour les entreprises opérant sur le continent ? Pensez-vous qu’il s’agit pour elles d’un avantage compétitif ?
Les entreprises y verront des avantages multiples. C'est un investissement évidemment mais le retour est relativement élevé et, à mon avis, relativement rapide. Une entreprise qui intègre tous ces facteurs et qui quelque part complète la partie financière de sa performance par des mesures de performance extra-financière va prendre des décisions avec un spectre de données beaucoup plus large, donc un meilleur mécanisme stratégique, en ayant en tête tous les éléments qui entrent en ligne de compte. Elle va favoriser le caractère durable et profitable de son développement. J'y vois donc déjà un bénéfice très net.
Le 2ème bénéfice, c’est qu’elle va créer une relation de transparence avec les institutions financières et les marchés financiers. Aujourd'hui, il y a une forte pression. Les entreprises fonctionnent avec de l'autofinancement mais celles qui sont cotées ont aussi besoin de faire fonctionner leur cotation de façon positive, tandis que toutes ont besoin de financement sous de multiples formes. Le financement du développement, compte tenu de ce qui est demandé aujourd'hui aux investisseurs et aux financeurs, sera, selon moi, plus facile en termes de flux et moins cher pour une entreprise environnementalement et socialement responsable. On peut d’ailleurs se demander comme on financera demain par exemple, une centrale à charbon.
« Créer des relations puissantes avec toutes les parties prenantes est un élément clé du développement d'une entreprise»
Enfin, le 3ème avantage, qui est non négligeable, c'est que dans une vision positive et très européenne de l'entreprise, celle-ci est un lieu de création de valeur. Pas seulement de valeur financière mais aussi de valeur sociétale et environnementale. Créer des relations puissantes avec toutes les parties prenantes est un élément clé du développement d'une entreprise. Pas seulement avec ses actionnaires mais aussi avec ses collaborateurs, ses fournisseurs, ses clients, avec les autorités des pays où elle on opère, avec les associations non-gouvernementales qui peuvent promouvoir ou casser une réputation du jour au lendemain.
J’ajoute que nous avons également abordé l’immatériel, un aspect sur lequel on manque d'informations : le capital humain, le capital organisationnel, le capital relationnel… C'est aussi l'objet d’ESG+ que de s’efforcer d’informer sur ce qui est impalpable, ce que la comptabilité financière ne traduit jamais, parce qu’elle est fondée sur des concepts de prudence, qui restent restrictifs, donc vous pouvez capitaliser comptablement votre recherche et développement, et encore de façon limitée, mais votre capital humain, vous n'en parlez pas …
Justement, vous avez des standards reconnus de qualité de l'information qui concernent l'information financière – pertinente, de bonne foi, compréhensible, etc. Comment est-ce qu'on peut appliquer ce type de critères à l’extra-financier ?
Si vous regardez dans le rapport, nous recommandons justement que l'information s’aligne sur les critères de qualité de l'information financière. Nous en avons listé cinq : pertinence, image fidèle, caractère compréhensible, stabilité et fiabilité… Ce n’est pas juste une déclaration, c'est quelque chose qui induit un véritable processus de définition, de collecte et de fiabilisation de l'information.
Alors finalement, comment ces critères peuvent s’appliquer à une information qui est de nature plus « soft » ?
C'est vrai que l'information financière bénéficie d'un avantage, c'est qu'elle ne traite que d'une unité de mesure, qui est l'unité monétaire. Et toute transaction est comptabilisée. En ce qui concerne le développement durable, nous considérons qu'il y a trois catégories d'information et des sous-catégories. Il y a des informations quantitatives monétaires qui ne sont pas jugées nécessaires pour de l'information financière mais qui sont très utiles quant à l'information de sustainibility reporting. Il y a du quantitatif non monétaire : ça peut être des tonnes de CO 2, des nombres de personnes… Il peut s’agir d’espèces d'animaux en ce qui concerne la biodiversité. Et puis vous avez une 3ème catégorie que l'on appelle le qualitatif ou le narratif. Si vous prenez une information narrative sur la gouvernance, par exemple, vous identifiez 20 questions auxquelles il faut répondre et la réponse à chacune de ces 20 questions représente un dénouement relativement objectif : vous avez ou vous n'avez pas un comité de développement durable dans votre board, vous avez 5 ou 10 sessions par an de votre comité, il est rattaché à la direction financière, au président… Autant d’informations objectives qui font que le caractère « soft » de l’information est relatif.
Que doivent faire les entreprises européennes pour se préparer? Sachant que beaucoup ont la volonté d’établir leurs propres standards…
Je peux dire deux choses : la première, c'est que l'Europe est la première zone économique à rendre obligatoire une information pour toutes les grandes entreprises. Pas simplement les cotées mais toutes les grandes entreprises au sens de la réglementation (un des trois critères clés : Plus de 250 salariés). Donc, l'Europe montre un chemin qui est un chemin de progrès.
La 2ème chose, c'est que dans le rapport que nous avons produit nous recommandons de travailler, je dirais, sans freiner la dynamique européenne, à la convergence internationale. Et là, je pense qu'il faut être prudent parce qu’en fait des vrais normalisateurs internationaux, il n’y en n’a pas beaucoup (je parle de organisations qui émettent des normes). Vous savez, beaucoup émettent tes idées, des principes généraux de management, mais quand il s'agit de traduire ça en données objectives, il n’y a pas beaucoup d’organisations qui ont une vision normative de l’information qu'il faudrait donner. L'Europe peut parfaitement coopérer avec ces initiatives. Je prends l'exemple de la fondation IFRS qui a déclaré vouloir s'engager. Pour l'instant, elle n'a pas les organes et les équipes pour le faire, donc elle peut l’envisager mais à quelle échéance ? Selon quel calendrier de production ? Elle a dit par ailleurs qu'elle voulait se concentrer dans un premier temps sur le climat, et sous l'angle de la matérialité financière, celle du risque pour l'entreprise. Ce qui n'est pas la totalité du sujet. Alors déjà, sur le climat, l'Europe pourrait avoir une vision plus large en incluant le risque que l'entreprise fait courir sur l'environnement et donc sur la société. Et d'autre part l'Europe vise ESG+. Le climat n’est que l’un des sujets de « E ». Donc, je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas une collaboration sur ces sujets, mais encore faut-il que chacun au niveau international nous dise comment il envisage les choses, par exemple que les Américains nous disent ce qu'ils veulent faire aux États-Unis.
Comment est-ce que vous positionnez la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) ?
La TCFD, c'est principal. Nous sommes tous à peu près d'accord pour dire que quand on se concentre sur le climat, c'est le bon point de départ, mais il a besoin de compléments, et surtout de traduction pratique. Parce que dire que l'on est d'accord avec le TCFD, c’est bien, mais dire comment on exprime son accord, cela demande à être précisé.
Alors, justement, qu'est-ce que doivent faire les entreprises pour se préparer ? Quelles sont les ressources dont elles disposent ?
Je pense que plus les entreprises collaboreront au processus de normalisation mieux elles se prépareront. L’EFRAG va, dans les mois qui viennent, élaborer des projets de normes en faisant un peu la synthèse de tout ce qui existe. Les entreprises peuvent contribuer à la préparation de ces normes, et une fois qu'elles sont mises en consultation, elles doivent à mon sens les regarder et dire si nécessaire : « attention, ça, ce n'est pas possible », ou alors « je peux y arriver sous certaines conditions ». Il va y avoir un dialogue dans une phase de consultation, qui devrait avoir lieu en 2022, avec un premier reporting qui se ferait au printemps 2024 avec pour référence l’exercice 2023.
Dans le projet tel qu'il existe aujourd'hui, les entreprises peuvent parfaitement être parties prenantes, et je pense en particulier aux adhérents de l’IFACI. Il y a peu de personnes qui aujourd'hui sont des spécialistes, et il faut que les gens investissent du temps, de l'intelligence, sensibilisent leurs entreprises et conduisent des projets.
Vous parlez des auditeurs internes ou externes - ils ont à peu près les mêmes responsabilités finalement en interne à l'entreprise et en extérieur de l'entreprise - quel est le matériel vers lequel ils peuvent se tourner aujourd'hui pour se préparer à ces sujets ?
Déjà, je leur conseille de lire le rapport ! Et puis il y a en fait énormément de littérature. Il faut commencer à se familiariser avec les sujets et ensuite suivre le processus de normalisation, parce que le débat va être là et en le suivant, une personne aura un avantage compétitif car elle saura très tôt à quoi cela va ressembler. On peut se référer aussi à la Global reporting initiative. Le projet de directive prévoit d'apporter de la fiabilité grâce à une certification avec un examen externe, avec une assurance dans un premier temps modérée, même si certains auraient souhaité que l'on aille tout de suite vers ce que l'on appelle l'assurance raisonnable.
[1] Le projet de directive soumis le 21 avril 2021 par la Commission prévoit que la responsabilité de définir les standards de corporate sustainability reporting incombe à l’EFRAG.