22 février 2023
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« D’ici 2028, les rapports financiers et de développement durable seront sur un pied d'égalité »
Emmanuelle Cordano, membre de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) et expert auprès de la chaire Audencia « Performance Globale Multi-Capitaux ».
Deux ans de travaux ont été nécessaires pour les 70 personnes réunies au sein de l’EFRAG afin de proposer les douze normes des futurs rapports de durabilité auxquels vont être soumises les entreprises européennes. Emmanuelle Cordano, qui a participé à ces travaux, est revenue pour l’IFACI sur ces deux années et a précisé le rôle qu’auront auditeurs et contrôleurs internes pour assurer la qualité des informations communiquées dans ces rapports.
Vous avez contribué aux travaux de l’EFRAG sur les nouveaux standards de reporting ESG. Pourriez-vous nous dire comment se sont déroulés les travaux ? Dans quel état d’esprit ?
Emmanuelle Cordano : Je dirais que les travaux se sont d’abord déroulés avec un sentiment d’urgence, dans un délai très court. Le premier jeu de normes a été transmis à la commission européenne en novembre 2022, soit à peine plus de deux ans après le début du projet . À titre de comparaison, il a fallu pour certaines normes IFRS1entre 10 et 12 ans entre le moment où le projet a débuté et celui où elles ont été effectivement applicables.
L’EFRAG a d’abord dû s’organiser en groupes projets avec une gouvernance temporaire. Environ 35 membres issus de 13 pays différents ont été sélectionnés suite à un appel à candidatures. Des personnes avec des fonctions ou des expertises très différentes, venus d’ONG, d’entreprises, de cabinets d’audit…
Ces personnes-là n’étaient pas à plein temps sur le sujet mais ont dû consacrer beaucoup d’énergie à ces travaux avec de nombreuses réunions. Un travail très intense, avec le soutien d’une trentaine de personnes au secrétariat. Ce sont donc environ 70 personnes qui ont contribué à ces normes.
Une organisation qui a évolué depuis ?
E.C. : Depuis avril 2022, la gouvernance des normes de durabilité de l’EFRAG s’est rapprochée de celle des normes comptables, avec un board présidé par Patrick de Cambourg et un TEG (Technical Expert Group) capable de donner un premier avis technique sur les travaux développés.
Quels sont les éléments qui vous semblent les plus importants, notamment dans la CSRD2, et qui sont en mesure de réellement « changer la donne » en ayant un maximum d’impact sur le plan social et environnemental ?
E.C. : Ce qui me semble extrêmement important, c’est d’abord la normalisation. Cela fait des années que les entreprises françaises publient des informations extra financières. C’est devenu le quotidien d’équipes qui apportent déjà une partie des informations demandées sans que cela ait nécessairement beaucoup d’effet au sein de l’entreprise en réalité. Et la normalisation va changer les choses. Ces mêmes informations vont être demandées à 50 000 entreprises européennes en même temps, et elles ne pourront pas – comme c’était le cas jusqu’à présent – choisir les sujets sur lesquels elles souhaitent communiquer.
« Il va falloir passer par de la sensibilisation, de l’information et de la formation »
Le second élément concerne l’audit externe. En France, les rapports de durabilité sont déjà audités par un OTI (organisme tiers indépendant), qui donne une assurance limitée. Mais la directive européenne va projeter les entreprises dans l’avenir. Elle fixe qu’à partir de 2028, l’audit externe demandé devra apporter non plus une assurance limitée mais une assurance raisonnable, c’est-à-dire le niveau d’assurance que les auditeurs externes doivent déjà apporter sur les états financiers. Il faut donc bien s’imaginer que d’ici 2028, la qualité des informations extra-financières et les processus de vérification devront être de même niveau que sur le plan financier. Et c’est la grande nouveauté. Les auditeurs externes devront alors s’appuyer sur les travaux des auditeurs internes.
Vous disiez justement lors de la conférence que la CSRD2 était un « texte fondateur, qui va considérablement changer les métiers du risque ». De quelle façon, selon vous ?
E.C. : Pour moi, le monde de la finance et le monde des informations ESG sont un peu comme des mondes parallèles. Je pense que la première chose à faire, à titre individuel déjà, va être de s’approprier les concepts spécifiques au reporting de durabiité . Par exemple : un des éléments les plus importants en termes de processus - pour savoir ce qu’une entreprise va inclure dans son rapport de durabilité – c’est ce que l’on appelle l’analyse de matérialité. C’est-à-dire l’analyse des enjeux les plus importants pour l’entreprise. Et ils sont de deux types, c’est pourquoi l’on parle de double-matérialité. Il y a les enjeux environnementaux et sociaux qui peuvent avoir un impact sur l’entreprise, ce que les métiers du risque connaissent bien. Il s’agit de la matérialité financière. Ce qui est nouveau, c’est la matérialité d’impact. L’impact que l’entreprise peut avoir sur la société ou sur l’environnement. Ce second aspect est nouveau et nécessite d’adapter les processus de risk management. ’Cette double-matérialité est la clé du voûte du nouveau rapport de durabilité.
Ce qui va donc nécessiter de la formation…
E.C. : Exactement. Il va falloir passer par de la sensibilisation, de l’information et de la formation. Y compris sur les concepts et processus spécifiques au reporting de durabilité.
Un autre élément important, est de comprendre ce qui est demandé aux entreprises en matière de devoir de vigilance. D’une certaine façon, les entreprises qui ont 5 000 ou 10 000 employés appliquent déjà cette loi française du devoir de vigilance. Mais ce devoir de vigilance est désormais complètement intégré dans les normes ESRS (sous le terme « due diligence »). C’est un sujet transversal, très lié à l’analyse de matérialité. L’enjeu est de faire une cartographie des risques ou des impacts ESG que l’entreprise peut avoir non seulement dans son périmètre propre mais également dans sa chaine de valeur, c’est-à-dire chez ses fournisseurs ou du fait de ses produits. Ce qui n’est pas fait en général lorsque l’on regarde uniquement ces processus de cartographie des risques du point de vue financier.
De façon plus pratique, des éléments spécifiques au reporting extra financier (car concernant des projections dans le futur) devront être audités, tels que les plans d’action ou les objectifs sur lesquels l’entreprise communique, par exemple en matière de réduction de l’empriente CO2 . Ceci va demander une réflexion sur les modalités de l’audit et va exiger l’adaptation de l’environnement de contrôle interne.
« Il pourrait y avoir un impact positif sur le recrutement »
Votre intervention à la conférence de l’IFACI était intitulée « Standards de reporting ESG : n’attendez pas pour les mettre en œuvre ». Mais par où commencer ? L’un des enjeux va être la qualité des données…
E.C. : Tout à fait. La qualité des données est un enjeu majeur. Et c’est vrai que les directions RSE n’ont pas forcément les mêmes budgets et les mêmes systèmes d’information que les directions financières. Peut-être qu’un côté positif du changement va être que cette obligation plus formalisée de reporting va permettre une réflexion sur ce sujet et un déblocage de budgets afin d’avoir des systèmes d’information performants.
Au niveau opérationnel, pour les informations demandées – en particulier pour le climat – il n’y a aucun doute, il faut travailler sur la qualité des données, les délais de remontée, le taux de couverture, mais aussi sur l’existence et la pertinence des plans d’action.
Ce qui signifie qu’en parallèle, pour revenir à ce besoin de sensibilisation et d’information, il va falloir commencer par mobiliser le board et le comité d’audit. Parce que l’un des changements importants c’est que le comité d’audit aura la même responsabilité sur le rapport de durabilité que sur les états financiers. On va lui demander de surveiller l’efficacité du contrôle interne et l’adaptation du processus de gestion des risques et des fonctions d’audit interne. Autrement dit, pour la gouvernance, les rapports financiers et les rapports de développement durable seront sur un pied d'égalité.
Les métiers étant appelés à évoluer, pourrait-il y avoir un impact sur l’évolution des profils et sur le recrutement.
E.C. : Il pourrait y avoir un impact positif sur le recrutement, même en interne, dans la mesure où les métiers de la finance – s’ils s’intéressent au reporting extra-financier – ou les métiers du risque s’ils intègrent ces enjeux-là, vont pouvoir attirer des collaborateurs. C’est peut-être une façon de fidéliser une partie de ses collaborateurs, voire d’en attirer de nouveaux. Tout le monde démarre au même niveau ou presque. Pourquoi ne pas confier ces sujets importants pour l’entreprise à des personnes motivées avec des profils différents.
Une façon aussi peut-être de résoudre les difficultés de recrutement des métiers du risque4, particulièrement auprès de la jeune génération5, très sensibilisée aux questions sociales et d’environnement ?
E.C. : C’est sûr. Si on prend un peu de recul, on va désormais demander à l’entreprise de s’assurer qu’elle ne fait pas de greenwashing, que les engagements sont effectivement suivis d’effet. On va demander aux auditeurs internes d’accompagner l’entreprise, et c’est probablement une posture qui peut intéresser particulièrement les jeunes sensibilisés à ces sujets.
1 IFRS : International financial reporting standards. Elles constituent les normes internationales d'informations financières ayant pour vocation de standardiser la présentation des données comptables au niveau international.
2 CSRD : Corporate Sustainability Reporting Directive, publiée en avril 2021. Elle va remplacer la Non Financial Reporting Directive (NFRD).
3 ESRS : European Sustainability Reporting Standards. Nouvelles normes applicables au sein de l’Union européenne pour toutes les entreprises soumises à la remise d’états de durabilité, selon la CSRD.
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