14 janvier 2019

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Votre rôle en tant que managers est d'être au service de vos équipes

Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Cynthia Fleury est Titulaire de la Chaire « Humanités et Santé » et également professeur associée à l’École des Mines (PSL/Mines-Paristech). Plus jeune membredu Comité consultatif national d’éthique (CCNE), elle est également psychanalyste et dirige la Chaire de Philosophie à l’Hôpital Sainte-Anne (GHT Neurosciences et Psychiatrie). Le monde du travail est l’un des sujets qu’elle aborde régulièrement lors de ses interventions,comme elle l’a fait récemment à la conférence de l’IFACI.  La relation des salariés avec l’entreprise semble être en train de changer . Vous dîtes vous-même que le travail doit désormais « faire le lien avec l’émancipation et non pas avec la survie ». Pourriez-vous nous expliquer ce qui, selon vous, a conduit ou doitconduire à ce changement ? Cynthia Fleury : Si on reprend l’étymologie grecque du mot travail, on se rend compte que c’est une notion qui renvoie à différentes réalités qui ne sont pas du tout les mêmes et qui vont de la pire aliénation à la magnifique émancipation de soi-même. Les Grecs faisaient une vraie différenciation. Ils parlaient du « ponos » : le « labeur », « pénible », pour lequel le travailleur ne définit pas l’objet de son travail. C’était essentiellement le travail de l’esclave, puisque c’était une société d’esclaves. Mais on n’a pas besoin d’en être un pour ne pas avoir accès à la définition de son travail. Il y avait l’« ergon », c’était « l’artisanat », c’est-à-dire celui qui maîtrise du début jusqu’à la fin le process. Avec une vraie position dans la société. Et puis il y avait la « praxis », liée à l’activité publique et qui était également ressentie comme un travail. Et enfin, il y avait la « scholé », qui a donné « l’école », sauf que dans la notion grecque, c’est le « loisir », la « vacance », qui permet de définir son temps pour l’activité intellectuelle, la réflexion. Cela, c’est le propre de l’homme, de pouvoir réfléchir sur les enjeux qui sont les siens. Et si le travail ne permet pas ça, alors il n’est pas émancipant.  Ce qui est important aujourd’hui, c’est de savoir ce qui définit mon métier, quels sont les moyens qui me sont alloués pour l’exercer. Et c’est parfois un manager qui n’y connaît rien qui va définir mon métier et on va m’allouer des moyens qui sont insuffisants.Ce qui produit du stress, du burn-out, de l’absentéisme, du désinvestissement… Or, vous ne pouvez pas construire un management sans tenir compte de ces facteurs. Il faut donc impérativement se défaire de ce préjugé tayloriste qui veut qu’il fautdétruire le bien-être d’un travailleurpour qu’il travaille. On a tout de même le sentiment que les anciennes formes de management, dirigeant des équipes de façon autoritaire dans une structure très pyramidale, est en train de disparaître… C.F. : On n’obtient évidemment pas le meilleur des individus par la peur. Et puis on a pu réguler les choses par le prudhommal, la jurisprudence, mais aussi par la réputation sociale des entreprises... Il y a plein d’outils qui ont permis ces évolutions. Est-ce aussi lié à une vraie rupture générationnelle comme on le prétend souvent ? La dernière génération arrivant sur le marché du travail a-t-elle réellement des aspirations différentes de celles de ses aînées ? C.F. : C’est un fait indéniable pour deux raisons. D’abord, cette « génération Y » est née dans un contexte de concurrence assez exacerbée et qui a été assez abandonnée : par les institutions, les entreprises... Et vous ne pouvez pas lui « vendre » le même contrat de confiance et de réciprocité que dans les années 50, 60 ou 70. Au départ, vous aviez donc des individus, des étudiants, qui étaient un peu désespérés. Et puis ils ont compris que c’étaient de nouveaux modes de vie. Qu’ils avaient la possibilité de cumuler des emplois mais aussi des statuts, d’avoir beaucoup plus de mobilité. Cette génération a appris à vivre avec ce système beaucoup plus chaotique. Et puis, si l’on remonte en amont, il faut tout de même penser que la manière dont nous éduquons nos enfants a radicalement changé. Même s’il y a de l’autorité dans l’éducation d’aujourd’hui, il n’y a certainement pas l’autoritarisme que nous avons connu nous enfants et adolescents, et ce bien moins encore que nos propres parents. Et vous ne pourrez pas remodeler un jeune de 25 ans qui a connu toute sa vie un modèle différent de celui de ses aînés. Mais dans un contexte de « concurrence exacerbée », comme vous le dîtes, on aurait pu penser que cette génération soit conduite à accepter plus de contraintes… C.F. : Mais c’est ce qu’elle a fait dans un premier temps. Et pour être honnête, c’est ce qu’elle fait encore. Je ne connais pas un seul étudiant qui ne va pas faire une série de stages multiples et variés, non rémunérés. Mais après se construisent des stratégies où ils se disent : « Je me rends compte que je n’ai pas envie de vivre embrigadé dans une entreprise, alors que je peux faire quantité de choses intéressantes ». C’est pour ça que travailler dans une entreprise qui a une vraie responsabilité sociale les intéresse. Une entreprise qui va leur permettre d’évoluer dans leur discipline et leur champ professionnel. Mais aussi une entreprise qui leur laisse la possibilité d’organiser leur temps. Parce que ce sont des travailleurs un peu différents. Ce ne sont pas des gens qui arrêtent nécessairement de travailler quand ils rentrent chez eux. Plusieurs études récentes montrent que le « bien-être au travail » passe maintenant avant le niveau de salaire pour les salariés des entreprises.C’est particulièrement le cas pour cette nouvelle génération ? C.F. : C’est une génération holistique, qui a compris qu’il y a une sorte d’indivisibilité des critères et que le but n’est pas que la rémunération, mais aussi l’accès à la définition de mon métier, à mon bien-être, à des services connexes comme une crèche par exemple. Ou tout ce qui peut faciliter la vie. Et tout ça compte. Il ne faut pas croire pour autant que la rémunération est un facteur neutre, pas du tout. Mais ce n’est plus la seule chose importante. Avant, on pouvait faire changer une situation à coup de prime ou d’augmentation. Aujourd’hui, ça ne suffit plus. Mais cela dépend aussi du secteur d’activité. Il y a des secteurs dans lequel les salariés peuvent se permettre d’être hyper-sélectifs, d’autres moins. Ce n’est pas harmonisé. En revanche, ce qui est harmonisé, c’est l’idéal de chacun. En réalité, on aimerait bien tout avoir, mais il y a ceux qui ont un rapport de force qui leur permet d’accéder à ce qu’ils souhaitent, et d’autres pour qui c’est plus difficile. En revanche, il est certain que les choses ont tout de même bougé dans tous les secteurs d’activité, et pas seulement dans les entreprises, mais dans tous les piliers de la société : l’administration, l’armée, l’Université, la recherche... La transformation de l’entreprise traditionnelle «directive» vers une entreprise «participative/collaborative» voire «libérée» est-elle aujourd’hui une utopie ou une réalité ? C.F. : C’est un peu les deux. C’est évidemment plus facile dans une petite structure avec dix personnes où ce sont surtout des individualités qui travaillent toute la journée ensemble. C’est plus compliqué dans un grand groupe avec parfois des milliers de collaborateurs. On peut avoir de grandes déclarations d’intention à ce sujet, et puis dans les faits on continue d’avoir des modes d’évaluation très classiques, avec des process et des reportings pesants.Ça, ça existe encore, notamment dans les grands groupes du secteur financier, du secteur bancaire, de la distribution... Le développement des « soft skills » semble devenir un réel sujet de préoccupation, y compris dans les grands groupes. Cela vous semble-t-il être un signal positif ?  C.F. : C’est un vrai courant. On a vingt ans d’état de l’art sur les dysfonctionnements du management néo-libéral à la « Lean management ». : le burn-out, la productivité qui se retourne, les talents qui s’en vont… Et de l’autre côté, on a tous les nouveaux outils qui viennent bouleverser le jeu : le télétravail, les espaces de coworking, le multiculturel qui est plus présent. Pour avoir des structures un peu agiles, il faut quand même laisser l’initiative. Il faut travailler avec les parties prenantes, et donc avec les collaborateurs eux-mêmes. Le manager doit aujourd’hui être plus un facilitateur, quelqu’un qui vient rendre capacitaires les autres – « accoucheur » aurait dit en philosophie quelqu’un qui fait de la maïeutique – plutôt que juste venir dire ce qu’il faut faire.  Ce que je dis quand j’interviens auprès des managers, c’est : « votre rôle, est d’être au service de vos équipes. Vous pouvez dresser le cahier des charges, mais ensuite les moyens, la méthodologie, ce sont elles qui vont porter ça ».En revanche, il y a bien sûr un arbitrage final qui s’appelle les évaluations. L’enjeu n’est pas du tout de laisser faire tout et n’importe quoi. Quels sont selon vous ces « soft skills » qui manquent le plus aux managers et qu’ils devraient travailler ?  C.F. : Sur ce sujet, on a beaucoup à apprendre des sciences comportementales, qui ont d’ailleurs fait l’objet d’un Prix Noble d’économie l’an dernier. Elles nous apprennent notamment comment je peux, en tant que manager, travailler à créer des émotions positives. C’est un mode d’apprentissage précieux.  Le plus important, c’est évidemment la relation à l’autre : comment créer un cadre de travail qui ne soit pas anxiogène. Et ça commence par l’écoute. On peut en apprendre beaucoup sur ses collaborateurs et leurs aspirations grâce à des entretiens semi-directifs, en leur montrant que l’on s’intéresse à leurs autres activités : leur vie personnelle, leur vie associative, leurs passions, etc. Ce qui fait aussi partie de leur vie. Il faut savoir développer son empathie, et cela s’apprend. Certains ont évidemment de meilleures dispositions mais il y a des quantités d’exercices possibles. Par exemple, pour la Chaire de philosophie que je dirige à l’hôpital, nous faisons des mises en situation avec des médecins, et l’on se rend compte qu’ils obtiennent de bien meilleures informations de la part de leur malades, très utiles pour leur diagnostic, s’ils font preuve d’empathie.  Ce qui manque également souvent au managers, c’est la reconnaissance du talent de l’autre. On ne détient pas seul la vérité. Un peu d’humilité aiderait à créer des relations beaucoup plus riches avec les membres de son équipe.  [box type="info" align="" class="" width=""]Cynthia Fleury Philosophe, Psychanalyste, Professeur, auteur, éditorialiste… • Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Titulaire de la Chaire « Humanités et Santé » • Professeur associée à l’École des Mines (PSL/Mines-Paristech) • Membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) • Membre fondateur du réseau européen des femmes philosophes de l’Unesco • Psychanalyste, elle est membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du SAMU (CUMP-Necker) • Fondatrice de la Chaire de Philosophie à l’Hôpital (Hôtel-Dieu Paris) • Elle dirige également la Chaire de Philosophie à l’Hôpital Sainte-Anne (GHT Neurosciences et Psychiatrie) • Elle rédige d’une tribune libre, hebdomadaire, dans L’Humanité depuis 2003 • Ambassadrice du fonds social vietnamien B’LAO, qui emploie 16.000 personnes Ses derniers ouvrages : • « Les Pathologies de la démocratie » ( Fayard, 2010) • « La fin du courage » (Fayard, 2010 ; Livre de poche, 2011) • « Les irremplaçables » (Gallimard, 2015).[/box]