Article Antifragilite Anne de Luca

03 décembre 2021

pictogramme temps Lecture 4 mn

L’audit interne : une composante de l’antifragilité des organisations

L’essayiste et statisticien Nassim Nicholas Taleb est un ancien trader, spécialisé dans l’évaluation des risques d’évènements rares et imprévus. Ses écrits rencontrent un succès particulier auprès des décideurs politiques ou entrepreneuriaux mais également auprès de la communauté des acteurs de la maîtrise du risque. Dans son dernier livre, Antifragile, il explore ainsi un concept novateur, transposable à l’audit interne. 

1/ « Antifragile » : Quèsaco ? 

Inutile de vous reporter au dictionnaire pour vérifier le sens de ce mot : il n’existe pas. Et pour cause, Nassim Nicholas Taleb l’a inventé. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la fragilité n’a pas dans la langue française ou en anglais, son exact opposé. Si l’on définit la fragilité comme le fait d’être affaibli par les crises et les chocs, comment définir le contraire de cet état ? Nassim Nicholas Taleb a tôt fait d’écarter ce que nous tenons habituellement pour l’inverse de ce qui est fragile : robuste, solide, indestructible… En effet, ces qualificatifs désignent plutôt l’idée de ne pas être affecté par les perturbations. L’état initial ne change pas sous la pression ou la contrainte des aléas. 

Si la fragilité contient l’idée de quelque chose de diminué, dans ce cas, le concept exactement opposé devrait comporter la notion de gain. L’inverse de la fragilité serait donc un état renforcé lorsqu’exposé au risque. C’est bien ce que propose Nassim Nicholas Taleb avec la notion d’antifragilité qui désigne l’aptitude d’un système à s’améliorer sous l’effet d’un choc ou d’un stress ; autrement dit, à tirer bénéfice des éléments aléatoires. 

Pour ce faire, le système antifragile s’adapte et se renforce en permanence. Nassim Nicholas Taleb prend l’image de la bougie et du feu pour illustrer son concept : la bougie est fragile parce que le vent l’éteint. Le feu est en revanche antifragile car attisé par le vent. L’auteur cite aussi l’exemple de l’hydre, cet animal fantastique qui incarne l’antifragilité par excellence : il suffit de lui couper la tête pour que deux autres repoussent. Dans le champ médical, la toxicologie nous apprend que « la dose fait le poison ». A l’inverse, l’hormèse repose sur le principe qu’une faible dose de poison contribue à renforcer l’organisme. C’est le sens de l’approche homéopathique. Le concept est également transposable au monde entrepreneurial : les start-up s’inscrivent dans une dynamique antifragile en préconisant d’échouer vite et souvent ; par de nombreux essais, elles augmentent la probabilité de faire émerger une innovation disruptive. 

Dans la logique antifragile, il ne s’agit donc pas seulement de se prémunir du risque mais de l’exploiter pour devenir meilleur. 

La question n’est donc pas comment une organisation peut gagner en résilience mais comment tirer avantage des crises et des imprévus. Sous cet angle, l’audit interne peut contribuer à l’antifragilité d’une organisation.

2/ Quels enseignements pour l’audit interne ? 

Si l’on considère les organisations, elles ont, pour la plupart, tendance à privilégier la robustesse et la solidité de leurs systèmes selon une logique de contrôle ou d’évitement du risque. Dans le contexte actuel, ce choix les fragilise en les rendant peu agiles et peu flexibles : toute perturbation extérieure peut mettre le système en péril. La fragilité est d’autant plus grande lorsque la réponse à la crise se situe à l’extérieur du système. 

Dans un monde VICA (volatile, incertain, complexe, ambigu), il est aisé de comprendre que la clé de la survie d’une organisation ne réside pas tant dans sa robustesse que dans sa capacité à embrasser le changement pour en faire une force. Ainsi, l’adaptabilité n’est plus seulement un avantage concurrentiel mais bien une nécessité existentielle. Sous cet angle, l’antifragilité représente une proposition intéressante face aux contraintes d’un environnement incertain. 

L’audit interne peut être une composante de cette approche en ce sens qu’il participe de l’amélioration continue d’un système. En l’état actuel de l’art, l’audit interne évalue les dispositifs de contrôle interne en place pour maîtriser les risques. Or, si l’on joue l’antifragilité, il faudrait aller plus loin et évaluer la capacité du processus à composer avec l’imprévu. Cet imprévu peut se matérialiser à travers les signaux faibles ou encore un changement de contexte créant de nouvelles vulnérabilités. Autant d’éléments qui échappent souvent au radar figé d’une classique cartographie des risques.  

L’objet de l’antifragilité n’est pas d’essayer de prévoir les évènements inattendus, par essence imprévisibles. Il s’agit plutôt de travailler sur l’adaptabilité qui peut être mesurée et évaluée. Dans les armées par exemple, le RETEX (retour d’expérience) est une composante forte de l’adaptabilité et l’audit interne contribue à l’alimenter. Ce dispositif d’évaluation permet de cultiver en permanence l’audace et la prise de risque, comme y invite d’ailleurs le chef d’état-major des armées à travers la « vision stratégique » qu’il vient de rendre publique. 

L’antifragilité invite ainsi à un changement de paradigme dont l’audit peut être partie prenante : là où l’on s’employait à rechercher la prédiction et le contrôle, il est plus judicieux aujourd’hui de raisonner en adaptabilité. Cela implique que les recommandations recherchent plus systématiquement la simplification, l’agilité et la flexibilité.   

***

Le talent de Nassim Nicholas Taleb réside en partie dans le caractère séduisant des concepts qu’il propose. L’idée de l’antifragilité s’inscrit bien dans cette veine : cependant, aussi attirante qu’elle soit, elle repose aussi sur une part de mythologie. L’hydre demeure un animal imaginaire et le piège serait de penser que l’on puisse atteindre l’état d’infragilité. Plus modestement, celle-ci doit davantage s’envisager comme une démarche que comme un objectif qui reste somme toute difficilement atteignable. Le propre de l’imprévu est de surprendre et cela ne se fera pas toujours à notre avantage. 

Lieutenant-colonel Anne de Luca

PhD, chercheur associé au centre Thucydide, Paris II,

Inspection des Armées, division audit