13 septembre 2022

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Interview de Patrick Lagadec "Êtes-vous vraiment préparé à faire face à quelque chose qui s'appelle l'inconnu ?"

Directeur de recherche honoraire de l’École polytechnique, intervenant dans le domaine de la prévention et du pilotage des crises majeures et du leadership en milieu instable, Patrick Lagadec est l’auteur de nombreux ouvrages* et participera à la conférence de l’IFACI pour un rendez-vous « Outils & méthodes » : « Naviguer en univers inconnu - se mettre en condition de réussite ». Le domaine des risques est au centre de vos travaux depuis toujours… Patrick Lagadec : J’ai effectivement travaillé depuis toujours sur la question des risques et des nombreuses méthodes, pratiques, difficultés et avancées dans ce champ de plus en plus développé… Mais ce qui m'intéressait en premier lieu, c’est tout ce qui sortait des cadres habituels : les grandes surprises rencontrées, les pratiques des meilleurs pour naviguer dans ces surprises. J’ai passé ma vie à aller voir des experts, des dirigeants, des innovateurs –  que j’ai appelé mes grands témoins – dans différents pays du monde. Des acteurs à la pointe qui ont eu des expériences remarquables, pour les écouter sur des questions comme les suivantes : qu'est-ce qui vous a surpris le plus dans cette situation ? Quels étaient les pièges que vous avez vus et que vous avez réussi à éviter ? Est-ce que vous avez 2 ou 3 bonnes idées pour mieux se préparer quand on est confronté à ces situations de surprise ? Quelles sont vos suggestions pour l’anticipation, la préparation, la formation ?  En d’autres termes, il s’agissait pour moi de dépasser les visions et pratiques convenues en matière de maîtrise des risques : connaître les bonnes pratiques et s’entraîner à les mettre en action. Afin d’ouvrir une autre piste, vitale : se mettre en posture de réussite pour les nombreuses « excursions hors domaine de vol » de nos systèmes de haute complexité. Cette quête de compétence hors des sillons habituels apparaît désormais d’une importance existentielle.     Y-a-t-il de plus en plus de situations inhabituelles qu’auparavant, de crises non prévues ? Et si oui, comment s’y préparer ?  P.L. : Les risques sortent effectivement de plus en plus des cadres habituels : voici les méga-chocs qui se multiplient, les phénomènes hybrides qui déjouent les lectures de référence, les diffractions systémiques des ébranlements particuliers. Voici plus encore des systèmes dont les socles sont de plus en plus fragilisés, voire en surfusion, qui bouleversent profondément toute notre approche et notre pratique de la maîtrise des risques, et des crises. La question devient : sommes-nous préparés stratégiquement à naviguer dans un environnement de cette nature ?  On ne doit pas aborder le 21ème siècle avec les techniques d'analyse des risques et de traitement des crises du siècle passé. Certes, il ne faut surtout pas oublier nos acquis, sinon ce serait gravissime, mais il est devenu vital de s’interroger à nouveau frais sur les surprises, les angles morts, les ruptures en cours, pour mieux saisir les ruptures créatrices, les inventions et mutations impératives… La sécurité est à concevoir dans cette approche dynamique toujours en phase avec la réalité de nos défis.    « Être prêt à faire face à une surprise systémique  avec des mutations de fond »   J'ai été pendant 40 ans chercheur puis directeur de recherche à l'école polytechnique sur ces questions. Je ne l’ai fait qu'en mariant ce travail de recherche à un travail de terrain constant. Soit pour écouter, soit pour aller entraîner, soit pour être plongé directement dans des situations complexes – précisément pour être en phase avec l’objet même du domaine d’investigation (il est trop courant de passer son temps à fixer de beau modèles, au prix de simplifications trop commodes). Du parcours, dont l’exigence ne cesse de s’aiguiser, deux difficultés fondamentales se dessinent : un défi intellectuel, car il n’est pas du tout évident de quitter les rives de l’incertitude pour s’avancer dans les mers inconnues ; un défi psychique, car la confrontation au non savoir est extrêmement difficile. Et pourtant, il s’agit bien de relever ce double défi. Avec un niveau d’exigence singulièrement relevé et même redéfini. Comme le disait un dirigeant dans la Silicon Valley à ses cadres voici quelques années : « Désormais, votre champ de responsabilité, c'est l'inconnu ».    Est-ce que les entreprises aujourd’hui ont pris conscience de la nécessité d’adopter cette nouvelle façon d’aborder les risques ? P.L. : Bien entendu, des esprits visionnaires, de grands acteurs, dans les meilleures organisations, ont commencé à ouvrir certaines pistes concrètes intéressantes. Je pense notamment à ce que nous avons pu développer à EDF sous l’autorité de Pierre Béroux dans les années 2005-2009, alors responsable de la maîtrise des risques avec la mise en place d’une Force de Réflexion Rapide pour anticiper et aider à la navigation dans les grandes crises. Mais il faut reconnaître que, le plus souvent, les défis à relever restent non perçus, ou vécus de façon bien trop anxiogène pour ouvrir sur les avancées qui devraient s’imposer. Disposer d’une cartographie des risques, d’un entraînement à la « communication de crise », est loin de suffire quand l’enjeu primordial est d’être en mesure de faire face aux surprises systémiques, en environnements très fragilisés. Qui n’est pas préparé à naviguer dans ces environnements ne saurait faire preuve d’inventivité, d’agilité, de confiance… sans lesquelles il n’y a guère de voie de passage.    Que dîtes-vous aux auditeurs, aux professionnels du risque ? P.L. : Bien sûr, il faut s’assurer que l’organisation dispose des bons outils et des bonnes pratiques pour maîtriser les risques et les crises déjà bien répertoriées. Mais il faut dépasser cet examen basique si l’on veut mesurer la viabilité des systèmes en cause dans les nouveaux contextes qui sont les nôtres. Une question simple à poser : Avez-vous un dispositif institutionnalisé pour vous poser des questions qui habituellement « ne se posent pas ». L’état-major est-il partie prenante, et plus encore : partie “menante”, de cet effort ? Avez-vous des programmes de perfectionnement permettant de fortifier les aptitudes à naviguer dans des environnements contre-intuitifs ? L’objet n’est pas de délivrer des certificats d’excellence, mais au moins de détecter des mises en risques vitaux appelant des initiatives rapides et décisives.    « Si quelqu'un me dit “j'ai tout prévu”, alors je sais que ça va aller très très mal. »   Un jour que j'étais à Pékin et j’ai demandé à mes interlocuteurs chinois comment ils voyaient les risques potentiels pour les jeux olympiques qui allaient s’ouvrir. Réponse-réflexe : « Tout est prêt ». Je leur ai répondu : « Alors, maintenant, je sais qu’il y a un problème ». Car si l’on pense que tout est cadré, quelles que soient les circonstances, cela montre qu’en cas de surprise, il y aura une barrière psychique et de compétences qui se tombera immédiatement et empêchera d'être en phase avec la crise subie. Quelqu'un qui me dit « j'ai tout prévu », je sais déjà que là, ça va aller très très mal. Même si on n’est jamais à l’abri d’un miracle…   Comment va se dérouler votre intervention à la conférence de l’IFACI?   P.L. : Mon objectif est de préparer au mieux les conditions d’un pilotage de nos risques, d’une meilleure réponse à nos crises hors cadres, et plus encore d’une navigation plus adaptée de nos environnements de haute surprise. Comment y parvenir ? En apportant des éclairages, des analyses de cas, des témoignages permettant de mieux faire percevoir les enjeux. Plus encore : en apportant des pistes et des pratiques concrètes qui puissent aider à relever les défis actuels dans l’ordre des turbulences et des ruptures. Et donc, en matière d’audit et de conseil : en apportant des grilles d’examen, des pratiques, adaptées aux enjeux de viabilité de nos organisations.    * Voir le site internet de Patrick Lagadec : https://www.patricklagadec.net/