13 mars 2022
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« Il faut mettre en place le plus rapidement possible une comptabilité multi-capitaux »
Entretien avec Fabrice Bonnifet, Directeur Développement Durable & Qualité, Sécurité, Environnement du Groupe Bouygues.
Également Président du C3D (Collège des Directeurs du Développement Durable) et administrateur de The Shift Project** (Think Tank Énergie Climat), Fabrice Bonnifet est le co-auteur du livre « L’entreprise contributive, concilier monde des affaires et limites planétaires »*. Nous l’avions longuement interviewé en 2018 sur la nécessité pour les entreprises de se réinventer face aux défis, notamment climatiques, qui nous attendent, ainsi que sur le rôle des auditeurs, contrôleurs internes et managers du risque, dans ces changements. Quatre ans après, où en sommes-nous ? Le monde de l’entreprise a -t-il réellement commencé à changer ?
Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a publié le 28 février dernier le volet de son 6ème rapport d’évaluation, axé sur les impacts, les vulnérabilités et l’adaptation à la crise climatique, basé sur 34 000 nouvelles études scientifiques. Son constat est encore plus alarmant que le précédent, en 2014…
Fabrice Bonnifet : C’est vertigineux d’inconséquence humaine. Il n’y a plus de mots pour décrire l’inertie et l’inaction générale. On voit bien que l’humanité a la capacité de réagir face à des crises soudaines, comme récemment avec l’Ukraine, ou auparavant avec le Covid, mais l’anticipation de crise systémique est quelque chose que l’on ne sait pas faire. C’est tout de même incroyable que les scientifiques qui annoncent depuis tant d’années la survenue du chaos climatique déjà bien engagé, ne soient pas entendus, ou tout du moins pas écoutés, puisque cela ne génère aucun changement majeur. Il n’y a pas un seul pays ou même une entreprise aujourd’hui qui mette en place une trajectoire de décarbonation à la hauteur de ce qui serait nécessaire pour sauver le vivant sur Terre. Ce qu’il faut bien comprendre, et dont nous n’avons pas conscience, c’est que contrairement à des crises politiques ou sanitaires, qui finissent toujours par s’arrêter, la crise climatique ne s’arrêtera jamais.
C’est-à-dire ?
F.B. : Même si nous prenons enfin des mesures radicales, ce sera tout de même de pire en pire, au moins pendant les 30 à 40 années qui suivront. Compte tenu de l’inertie entre ce que l’on émet et les effets de ce que l’on émet, on parle de plusieurs décennies. Les gens pensent ainsi à tort : « on va finir par émettre moins de CO2 et alors tout redeviendra comme avant ». Le rapport du GIEC explique bien que non, c’est trop tard, le climat que l’on connait aujourd’hui va disparaître pour toujours. Si on consent enfin à agir, on arrivera à stabiliser les choses, mais ce n’est pas la génération à venir ni sans doute les 15 suivantes qui verront le commencement d’une inversion de tendance. Pour revenir au niveau de concentration de CO2 dans l’atmosphère du début de l’ère industrielle (280 ppm), le GIEC parle de 10 000 ans. Et leurs prévisions actuelles (6ème rapport) tablent sur une augmentation de 2,7°C minimum à l’horizon 2100, ce qui est déjà une catastrophe. Mais au rythme du rebond actuel post covid la trajectoire est plutôt à + 4,3°C. Les 4/5 de la planète vont devenir inhabitables et pour ceux qui survivront on peut facilement imaginer un scénario à la Mad Max.
« Les choses avancent, mais pas de façon assez ambitieuse, assez radicale, pour produire les effets escomptés »
Il y a quatre ans, dans le cadre d’une interview que vous aviez accordée à l’IFACI, vous évoquiez la nécessité de « changer de modèle économique ».
F.B. : Il faut que l’on se dire clairement : est-ce que l’on maintient le même modèle linéaire de développement et de société hyper consumériste bien souvent de l’inutile, ou est-ce que l’on commence à prendre conscience que la sobriété n’est pas forcément synonyme de punition ou de retour au Moyen-âge. On peut mettre en place de nouveaux modèles d’affaires qui nous permettent de vivre et de payer des salaires, mais via des solutions plus compatibles avec les limites planétaires. C’est ce que j’essaie de faire avancer, que ce soit au sein du groupe Bouygues ou dans le cadre de mon mandat au C3D ou encore avec le Shift Project. Nous avançons, mais le problème est d’avancer à la bonne vitesse. Il faudrait que nous puissions diminuer nos émissions de 5% à 6% par an pendant 70 ans ! Dans les faits on continue de les augmenter de plus 1% par an… Alors oui, les choses avancent, mais pas de façon assez ambitieuse, pas de façon assez radicale, pour produire les effets escomptés. Et à ce niveau de déni, nos enfants finiront par organiser un Nuremberg du climat, où l’on jugera les décideurs des temps actuels encore vivant pour inaction climatique. Cela ne servira à rien, mais on sent déjà poindre la volonté de rétablir une justice climatique.
Vous le dîtes, « Les choses avancent », mais comment cela se passe au niveau des entreprises ?
F.B. : Même si nous avons très peu de chances de réussir, notre responsabilité morale, c’est d’essayer. Or, pour moi, dans les entreprises il y a trois catégories de collaborateurs. La première, c’est ceux qui n’ont pas compris le lien entre économie et énergie, alors que sans énergie, il n’y a pas d’économie même si cela pèse relativement peu dans le PIB. Et l’énergie, c’est avant tout du carbone fossile à 80% dont il faut pouvoir se débarrasser complétement en moins de 30 ans ! Ne pas avoir compris le lien entre économie et climat, j’appelle cela de « l’incompétence ». Parce qu’aujourd’hui, avec nos connaissances scientifiques, ignorer cette corrélation est une faute grave pour les cadres exécutifs, les membres de conseils d’administration ou de comités de direction d’entreprises de toutes tailles.
Ensuite, il y a ceux qui ont parfaitement compris que ce n’est pas responsable de continuer à faire semblant, mais qui continuent quand même sans chercher véritablement à faire évoluer les modèles d’affaires… Pour moi, ce sont des « lâches », qui préfèrent expliquer à leurs patrons qu’un avenir radieux est possible à grand coup de techno-solutionnismes, d’IA, de Metavers, de smart cities et de croissance verte. C’est évidemment faux.
« Lorsque 5 ou 10% des entreprises auront basculé dans cette vision, les autres seront obligées de suivre »
Et puis il y a la dernière catégorie, les « lucides courageux », qui regardent les faits tels que les scientifiques les présentent et qui se disent « comment pourrait-on faire autrement, de manière beaucoup plus sobre ?», pour à la fois pérenniser l’activité de nos entreprises, mais dans des formes compatibles avec les limites planétaires. Nous sommes de plus en plus nombreux dans cette catégorie et on peut penser que lorsque 5 ou 10% des entreprises auront intégré cette façon de penser, les autres finissent par les rejoindre. En réalité, nous sommes confrontés à une double-contrainte : celle morale qui nous oblige à décarboner pour cesser de dégrader le climat et une autre physique, qui avec la fin programmée des énergies fossiles, et notamment le pétrole, va nous obliger à devoir nous en passer.
En ce qui concerne l’énergie justement, comment analysez-vous le débat qui ressurgit, y compris en Allemagne, autour du nucléaire ?
F.B. : Aujourd’hui, le nucléaire est un mal nécessaire si l’on veut maintenir un minimum de confort matériel, une transition sociale pas trop chaotique. Il va y avoir beaucoup de secteur d’activités et notamment l’automobile, qui vont devoir utiliser de plus en plus d’électricité, et je ne vois pas par quel miracle on va pouvoir compenser à la fois la fin des fossiles et en même temps renoncer au nucléaire, simplement grâce aux énergies renouvelables. C’est impossible. Tous les scenarii envisagés arrivent aux mêmes conclusions : la solution passe par une extrême sobriété énergétique, alliée au nucléaire et aux énergies renouvelables. Il faudra donc effectivement que l’on reconstruise des centrales, en France et même partout dans le monde.
« Ce qui est anxiogène, ce n’est donc pas l’absence de solutions, c’est l’absence de décisions »
Les plus jeunes générations ne sont-elles pas plus conscientes de la nécessite de changer de modèle ?
F.B. : Les jeunes sont plus conscients que le futur ne sera pas une continuité linéaire du passé. Au travers de collectifs, de manifestes, ils interpellent leurs aînés en disant : « on ne veut pas travailler dans des entreprises prédatrices du vivant », « on veut des enseignements qui prennent en compte les enjeux écologiques », alors que ce n’est toujours pas le cas dans les écoles de commerce, par exemple. Ce qui est invraisemblable au 21ème siècle !
À quoi ressemblerait une société décarbonée ?
F.B. : Sera-t-on moins heureux si l’on mange moins de viande, mais de meilleure qualité, si nos voitures sont moins lourdes et ne dépassent pas 130 km/h, si l’on prend beaucoup moins souvent l’avion ? Doit-on utiliser la 5G pour regarder des vidéos de chats sur une plage ou pour faire de la télémédecine ?..... Il va falloir faire preuve de techno-discernement. Va-t-on continuer de construire des pistes de ski dans des hangars climatisés ?
A priori le but de la vie c’est de vivre heureux non ? imaginons des entreprises qui dans leur raison d’être concilient un objet social utile au bien-être des populations, tout en étant respectueux du bien commun.
Et finalement, ces habitudes de consommation écocides, ne va-t-on pas pouvoir les remplacer par d’autres types de relations entre les gens, avec moins d’égoïsme, plus de solidarité et d’entraide, qui en réalité sont les véritables vecteurs du bonheur humain ?
La bonne nouvelle c’est qu’il existe des solutions dans tous les domaines ou presque. On peut se nourrir, se loger, s’habiller…. autrement. Ce qui est anxiogène, ce n’est donc pas l’absence de solutions, c’est l’absence de décisions.
Et au niveau des entreprises ?
F.B. : Une organisation lucide du péril climatique ne peut plus se dire « je délivre mon produit et ce qui en est fait ne me concerne plus ». Non, elle doit accompagner ses clients dans une utilisation responsable de son produit et tendre vers une économie de l’usage, ce qui renforcera la proximité avec ses clients.
Vous avez des exemples d’entreprises qui actuellement sont déjà dans ce type modèles ?
F.B. : Oui, bien sûr, nous en citons une quarantaine dans notre livre*. Prenez Michelin avec son offre de pneus de camions « Connected fleet », qui facture au kilomètre parcouru plutôt qu’à l’achat. L’entreprise a ainsi tout intérêt à ce que le train de pneus dure le plus longtemps possible. Ainsi elle propose même des programmes de conduite apaisée pour les chauffeurs pour allonger la durée de vie des pneumatiques.
« Pour certaines entreprises il peut y avoir un effet d’aubaine »
En ce qui concerne plus directement les auditeurs internes, contrôleurs internes et managers des risques, vous estimiez il y a quatre ans que les entreprises « savent très bien identifier les risques potentiels immédiats et très mal les risques à long terme ». Là aussi, pensez-vous que les choses ont changé ?
F.B. : Rien n’a changé. Les entreprises managent uniquement le risque d’attraper un rhûme alors que c’est le cancer généralisé que les guette ! En pratique les entreprises analysent ce qui peut les empêcher de réaliser leur plan à trois ans. Mais le mur du climat se rapproche et si pour certaines entreprises il peut y avoir un effet d’aubaine (ceux qui vendent du matériel d’isolation, par exemple), les autres vont devoir piloter le risque climatique physique et de transition en faisant évoluer rapidement leurs solutions business. 99% n’ont pas conscience de la gravité de ce qui se profile à très court terme désormais.
C’est pour cela que le Shift Project a réalisé le PTEF (Plan de transformation de l’économie française), pour définir secteur par secteur ce qu’il convient de faire pour décarboner l’économie.
La déclaration de performance extra-financière n’a pas non plus permis de faire bouger les lignes ?
F.B. : Je ne dis pas que cela a été inutile. Ça a été éclairant sur certains sujets, comme la mixité et l’égalité H/F notamment, en mettant en évidence des ratios inacceptables. Dans le domaine social, les indicateurs extra-financiers ont eu des vertus, mais pas dans le domaine environnemental qui est une variable d’ajustement dont personne ne tient compte. C’est pour cela qu’il faut mettre en place immédiatement une comptabilité multi-capital dans laquelle on prendra en compte la déplétion des ressources naturelles au coût de maintien… Total vient d’annoncer 14 milliards d’euros de profit, mais s’ils avaient dû séquestrer le CO2 associé à leur activité, le résultat aurait été bien différent…la nature est généreuse mais sa résilience n’est pas infinie.
« Les auditeurs, contrôleurs internes et managers des risques vont devoir élargir le scope de leurs compétences »
L’IFACI est justement partenaire de la chaire Audencia, qui travaille sur ces sujets…
F.B. : …Et c’est une excellente chose. Delphine Gibassier*** y fait un travail essentiel. Construisons le plus vite possible les « IFRS extra-financiers », intégrons la double-matérialité et déployons un système comptable multi-capital le vite possible. Cette nouvelle façon de compter la valeur va participer à faire émerger une nouvelle génération de managers qui vont devoir se doter de nouvelles compétences, pour apprécier la notion de performance globale, au-delà du financier.
Le rôle des auditeurs, des contrôleurs internes et des managers des risques va donc être essentiel, à condition qu’ils acceptent de se former aux vrais risques !
* « L’entreprise contributive, concilier monde des affaires et limites planétaires », co-écrit avec Céline Puff Ardichvili, Éditions Dunod, Prix Influencia TheGood 2021.
** https://theshiftproject.org/
*** Delphine Gibassier, Professeur Associé et Chercheur, dirige une chaire au sein de l’école Audencia et collabore également aux côtés de l’IFACI à une plateforme consacrée à la RSE et à de nombreux projets pour aider les entreprises, quelle que soit leur taille, à évaluer leur impact sur l’environnement et à intégrer les paramètres extra-financiers.