27 septembre 2016

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Contrôle interne : les évolutions récentes de la justice française

L'actualité récente nous conduit à republier ce billet initialement paru dans la revue Audit&Contrôle Internes N° 221 (septembre-octobre 2014).  Nous avons commenté dans le dernier numéro (223) les évolutions récentes de la justice aux Etats-Unis, et la hausse des risques juridiques pour les entreprises. Des évolutions similaires sont également à l'oeuvre en France depuis plusieurs années. L'affaire de l'Erika, remontant à 1999 mais définitivement jugée en cour de cassation en 2012, est symptomatique de cette évolution de la justice française.

ERIKA : une responsabilité qui va au-delà des obligations légales

Dans cette affaire, Total a été condamné comme étant co-responsable du naufrage et de la marée noire. Cette condamnation n'allait pourtant pas de soi d'un point de vue juridique. Les juges avaient en effet différents textes à leur disposition pour juger. L'un des principes généraux du droit est que le juge doit écarter les lois et règlements nationaux pour appliquer, s'il y en a, les traités et accords internationaux ratifiés par la France. Cela permet de donner une sécurité juridique aux engagements internationaux. Il se trouve que la France avait ratifié des conventions internationales qui prévoyaient explicitement la répartition des responsabilités dans des cas similaires à celui de l'Erika. Les juges français auraient donc dû appliquer ce texte, qui exonérait Total de toute responsabilité. En tant qu'affréteur, Total avait en effet rempli ses obligations, et n'avait ni trompé ni influencé les autres acteurs de la chaîne de transport (armateur, exploitant, société de certification). Les juges de première instance, ceux d'appel, confirmés par la cour de cassation, ont cependant créé un nouveau principe, celui de responsabilité environnementale, au nom duquel ils ont condamné Total, en contradiction directe avec un texte international. Cette condamnation révèle une évolution majeure de la justice. Les juges ont en effet considéré que même si Total avait respecté la réglementation, la société avait les moyens d'éviter la marée noire. Il faut rappeler que les gros pétroliers ont tous leurs équipes d'inspection de navires (« vetting » en anglais). Or, les inspecteurs de Shell avaient inspecté l'Erika, et l'avaient placé sur leur liste noire depuis deux ans. Ceux de Total étaient passés plus d'un an avant le naufrage, et avaient, à l'issue de leur contrôle, délivré une autorisation d'affrètement d'un an. Cette autorisation, purement interne au groupe, était donc expirée au moment où Total a affrété l'Erika. Les juges ont considéré que Total, en choisissant de ne pas mettre en œuvre des dispositifs de contrôle interne à sa disposition, a délibérément fait courir à la collectivité un risque de marée noire, et devait donc en assumer les conséquences. Autrement dit, le fait de respecter les réglementations ne dégage pas les sociétés de leur responsabilité environnementale.

Alcatel CIT : vers une obligation de contrôle interne ?

Une autre évolution symptomatique, passée elle relativement inaperçue, concerne un arrêt du Conseil d'Etat de 2008, dans une affaire opposant Alcatel CIT et les autorités fiscales. Alcatel CIT avait subi des pertes causées par une fraude interne. La société avait considéré que ces pertes étaient des charges déductibles du résultat, ce que contestaient les autorités fiscales. Le Conseil d'Etat a donné raison à Alcatel CIT, en jugeant que les faits incriminés ne révélaient pas « un comportement délibéré ou une carence manifeste des dirigeants de la société dans l’organisation dudit département ou dans la mise en oeuvre des dispositifs de contrôle ». À l'inverse, s'il y avait eu une carence manifeste des dirigeants dans la mise en œuvre des dispositifs de contrôle, les pertes auraient été le résultat d'une négligence de la société et donc non déductibles du résultat imposable. Le fisc et la justice considèrent désormais que les entreprises ont une obligation de contrôle interne, et ne peuvent diminuer leur résultat, et leur impôt, en cas de pertes liées à des carences significatives de contrôle interne.

L'affaire Kerviel : 1,7 milliard d'impôts enjeu pour la SG

C'est cette évolution de la jurisprudence qui va être au centre du prochain procès de l'affaire Kerviel. La Société Générale a en effet déduit les 5 milliards d'euros de pertes de son résultat imposable, diminuant ainsi son impôt sur les sociétés d'environ 1,7 milliard. Cette déduction est justifiée si la justice considère qu'il n'y a pas eu de carence manifeste dans le contrôle interne de la Société Générale. La cour de cassation a validé, en mars 2014, le volet pénal du jugement de la cour d'appel : la condamnation à la prison de J. Kerviel a été confirmée. La cour de cassation a cependant cassé la décision concernant les dommages et intérêts de 4,9 milliards €. Elle a en effet relevé que la cour d'appel avait commis une erreur manifeste en condamnant J. Kerviel comme unique responsable des pertes, alors qu'elle avait reconnu l'existence de fautes commises par la banque, fautes qui ont « concouru au développement de la fraude et de ses conséquences financières ». Le volet civil de l'affaire, qui porte sur la détermination des dommages et intérêts, a été renvoyé devant la cour d'appel de Versailles. Ce procès risque fort d'être celui de la Société Générale, puisqu'il s'agira d'apprécier l'ampleur des « fautes », des défaillances de contrôle interne, de la banque. Le véritable enjeu n'est pas d'obtenir le paiement de dommages et intérêts, mais de valider la réduction d'impôts de 1,7 milliard. Le verdict est attendu début 2015. Dans ces deux affaires, on assiste à une évolution de la justice qui prend de plus en plus en compte la valeur du contrôle interne mis en place par les sociétés. Des défaillances graves de contrôle interne, ou une absence de contrôle interne, même si aucune disposition réglementaire ne le rend obligatoire, suffisent désormais à engager la responsabilité des entreprises. Ces dernières ont donc de plus en plus une obligation de résultat, et doivent être en mesure de prouver qu'elles ont fait ce qui était en leur pouvoir pour maîtriser leurs risques, qu'ils soient environnementaux, financiers ou juridiques.

Le rôle des directions générales

Ces affaires vont sans doute pousser les services d'audit et de contrôle à auditer de façon attentive tous les dispositifs de contrôle mis en œuvre par la direction générale. Les points touchant à l'environnement général de contrôle deviennent sensibles ; les auditeurs doivent donc s'intéresser :
  • aux mécanismes de prise de décision,
  • à la fixation des objectifs,
  • au processus de reporting,
  • aux règles d'éthique, et
  • à l'exemplarité du management sur tous ces sujets.
La défense de M. Kerviel insistera sans doute sur ces points pour tenter de prouver que la banque a manqué à ses obligations de contrôle : elle posera vraisemblablement la question de savoir pourquoi la hiérarchie n'avait pas réagi lorsque J. Kerviel avait réalisé un résultat de 25 M€ en 2007, près de 10 fois plus que ce qui était attendu. En finance de marché, le montant des gains est pourtant fonction de la prise de risques ; les gains réalisés étaient incompatibles avec une activité d'arbitrage normale, et pouvaient difficilement provenir d'autre chose que de prise de positions spéculatives importantes, acceptées par la direction, malgré le dépassement des limites fixées. Ce dépassement des limites de risques, normalement très grave dans une banque, n'était pas remonté à la direction générale ou à la direction des risques, et n'avait pas déclenché d'alerte à haut niveau du middle office ou du contrôle permanent, qui n'avaient sans doute pas le poids suffisant. Le débat sera tranché par la cour d'appel de Versailles.