04 janvier 2016
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Autonomie et contrôle en entreprise : l’équation impossible ?
Cet article a été initialement publié dans le magazine SOCIALTER.
De nombreuses directions des ressources humaines sont confrontées au problème majeur du manque d’engagement de leurs salariés. Ainsi, selon une étude menée régulièrement par l’institut Gallup aux USA, près de 50% des salariés occidentaux sont « désengagés » dans leur travail, 25% d’entre eux avouant même être « activement désengagés », c’est à dire prêts à commettre volontairement des actions qui iraient à l’encontre de l’intérêt de leur employeur… Lorsque l’on regarde de plus prêt les différentes études qui se penchent sur cette question fondamentale de l’engagement des individus, la question de l’autonomie et de la capacité à prendre des initiatives y occupent une place prépondérante. On comprend mieux alors l’intérêt que peuvent susciter les « nouveaux modes de travail » (nomadisme, généralisation d’une gestion en « mode projet », travail coopératif, intrapreunariat…) auprès des dirigeants de sociétés , plus particulièrement de celles ayant acquis une dimension internationale.
Cette aspiration à une autonomie accrue se heurte toutefois à différents obstacles, qui ont trait à la notion, fondamentale en management, de contrôle de l’entreprise.
Il est tout d’abord important de rappeler que les sociétés cotées, statut auquel aspirent de nombreuses start-ups, sont dans de nombreux pays soumises à des réglementations plus ou moins contraignantes en matière de description et de mise en œuvre de leurs dispositifs de contrôle (ex : contrôle des dépenses d’investissement, des notes de frais, des flux d’encaissement/de décaissement...). L’essor de ces réglementations, au-delà de la réponse qu’elles étaient censées apportées à des cas emblématiques de « crimes en col blanc » commis au début des années 2000, s’inscrit dans un contexte plus large: le risque, ainsi que sa gestion, occupent une place sans cesse croissante dans le monde des affaires. Les entreprises cotées doivent ainsi de plus en plus rendre compte de la façon dont elles mettent sous contrôle les risques auxquels elles sont exposées, auprès d’un public toujours plus diversifié (banques, investisseurs, clients, fournisseurs, agences de notation financières et RSE, agences en conseil de vote, associations…). Or cette « mise sous contrôle » se traduit la plupart du temps par la rédaction de quantité de politiques et procédures, perçues le plus souvent par les salariés comme un frein à leur prise d’initiative - et non comme un outil de gestion « en bon père de famille » des différentes activités/risques de l’entreprise. Le document le plus emblématique en la matière est sans doute la politique dite de délégation d’autorité, qui fixe les seuils de validation devant être mis en œuvre pour différents types de transactions (recrutement, achats de matériel, dépenses liées aux déplacements…). Il n’est en effet pas rare que cette dernière comprenne des règles infantilisantes pour les salariés, telles que les deux niveaux d’approbation requis pour commander quelques stylos.
Par ailleurs, si les « nouveaux modes de travail » ont émergé au sein de sociétés à forte dominante technologique, la technologie joue un rôle pour le moins ambiguë au regard de l’autonomisation des salariés. Elle leur permet certes de travailler de manière plus flexible, mais elle a accrue également de manière considérable la capacité de contrôle de leurs activités. La digitalisation croissante des processus permet en effet de générer de nombreux rapports d’analyse dont l’utilisation inappropriée (production de rapports peu ou pas utilisés, demandes redondantes émanant de différents départements de l’entreprise non coordonnés au niveau du contrôle, multiplication à l’infinie des indicateurs de performance, « flicage »…) est source d’un profond désengagement, à l’exemple des dérives observées parfois dans les centres d’appels ou bien auprès des populations commerciales des entreprises[1].
Enfin, si les technologies facilitent la production et l’accès à l’information sur laquelle le contrôle se fonde, il n’en reste pas moins que la majorité des procédures mises en oeuvre aujourd’hui par les entreprises occidentales pour assurer la maîtrise de leurs opérations ont été « inventées » à des époques où les salariés, principalement des ouvriers peu éduqués ayant quitté le monde agricole, avaient des aspirations bien éloignées de celles exprimées par nos contemporains, notamment en terme d’autonomie[2]. Aux défis d’aujourd’hui, nous continuons donc à appliquer, avec une certaine persévérance, les méthodes d’hier.
Ces obstacles au développement de l’autonomie des salariés, qui découlent de la nécessité de contrôler/maîtriser l’activité des entreprises, ne nous semblent toutefois pas infranchissables.
Il conviendrait tout d’abord sans doute de repenser les modes de contrôle en entreprise. Des solutions existent, même si elles est sont encore à ce jour peu répandues. Certaines entreprises communiquent par exemple davantage en interne sur leurs valeurs que sur leurs procédures, afin de faire prévaloir l’esprit des lois sur la formalisation de règles tatillonnent. On citera ici l’exemple du groupe américain Nordstrom (société cotée sur le NYSE réalisant un CA de plus de 12 milliards de dollars) et de son règlement intérieur (dans la plupart des entreprises américaines un long recueil de toutes les choses qu’il ne convient de ne pas faire, élaboré à grand frais par des cabinets d’avocats) qui ne comprend qu’une carte reprise ci-dessous :
D’autres instaurent des dispositifs d’information plutôt que de validation[3], afin de réduire la charge administrative des managers, dont les boites mails débordent de demandes d’approbation.
Certaines entreprises vont encore plus loin en s’appropriant les vertus du management par la confiance, partant du principe que le contrôle a un coût très significatif et que le meilleur moyen de le réduire est encore de faire confiance à ses collaborateurs. Ainsi, les « entreprises libérés »[4] sont les ferventes défenseurs du contrôle des salariés… par eux-mêmes, allant jusqu’à supprimer une bonne partie de l’encadrement et des fonctions historiques de contrôle (contrôle de gestion, auditeurs internes…) Si cette approche est intéressante, elle est selon nous toutefois probablement trop restrictive pour être couronnée de succès. La société dans son ensemble devrait sans doute avant tout accorder plus de confiance aux cadres dirigeants des grands groupes pour prendre des risques de manière « éclairée », afin que ces derniers répercutent cette confiance à l’ensemble de leur organisation, plutôt que de leur demander sans cesse des comptes sur la façon dont ils conduisent leurs activités. Le renforcement du contrôle est souvent la contrepartie ignorée de l’exigence de transparence.
[1] Selon certaines études, près de 40% des rapports produits par les commerciaux ne seraient jamais lus.
[2] Le processus budgétaire serait apparut dans les années 20, les bases de la Direction Par Objectifs (DPO) datent des années 50 etc…
[3]Un salarié émet par exemple une demande d’achat, cette information étant transmise par email à son supérieur hiérarchique et à un contrôleur de gestion, mais le salarié ne sait pas si ces derniers vont la consulter.
[4] Terme consacré par Isaac Getz, auteur du bestseller « Liberté et Cie ».