20 novembre 2022
Lecture 7 mn
« Beaucoup de jeunes diplômés placent l’impact écologique et sociétal au cœur de leurs choix de carrière et de vie »
Arthur Gosset, auteur et réalisateur du film « Ruptures »1
RUPTURES, prix « coup de coeur du jury » du Festival International du Film Écologique et Social de Cannes 2021, met en lumière les aspirations nouvelles d’une partie des jeunes diplômés de grandes écoles et d’universités. Ceux-ci sont déterminés à renoncer à un avenir professionnel prometteur pour une vie plus compatible avec les enjeux environnementaux et sociétaux. Arthur Gosset intervient à la conférence de l’IFACI sur le thème « Jeunes diplômés : comprendre leur quête de sens pour les attirer ». Il a accepté de nous parler des conséquences de cette nouvelle « radicalité » sur la gestion des talents dans les entreprises.
De quand date votre prise de conscience des enjeux environnementaux et votre engagement ?
Arthur Gosset : Mon engagement a évolué au fil du temps, mais le premier déclic, je l’ai eu assez jeune, autour de 9-10 ans. Je me passionnais pour les mammifères marins, pour les baleines notamment, et je me suis engagé auprès d’une association qui s’appelle Cetamada 2. J’ai eu la chance d’aller sur place à Madagascar – à cette époque-là, je prenais encore l’avion - pour étudier deux fois pendant un mois et demi les baleines à bosse et sensibiliser les populations locales à leur protection.
Et puis il y a eu plusieurs étapes de prises de conscience. J’ai vu notamment un documentaire qui m’a beaucoup touché en 2015, quand j’avais 18 ans, sur l’impact environnemental de la consommation de la viande, « Cowspiracy3 ». C’est ensuite en entrant en école d’ingénieur en 2018, en génie environnemental à Centrale Nantes, en parlant avec des camarades, que j’ai vraiment pris conscience des enjeux et de l’urgence écologique. Et d’à quel point tout est connecté : la diversité, le climat, les ressources, la pollution…
« La rupture telle qu’on l’entend est un levier très fort »
Depuis votre film « Ruptures », qui évoque ces jeunes diplômés qui ne se reconnaissent plus dans le système actuel, on parle souvent de vous comme d’un « rupturiste ». Quelle réalité ou définition recouvre cette appellation, selon vous ?
A.G. : Il y a beaucoup de termes pour nous définir : les « rupturistes », les « bifurqueurs », « en quête de sens »… Peu importe les termes, ce qui compte finalement, c’est le fond. Et c’est l’idée de mettre l‘impact au cœur de nos priorités qui ressort. D’avoir des choix de carrière, de vie, qui vont être uniquement conduits par la volonté d’avoir un impact positif et de contribuer au bien commun, d’un point de vue sociétal comme d’un point de vue écologique. Même s’il faut évidemment prendre en compte les considérations économiques, comme le loyer qu’il faut payer. Et le fait d’être très chanceux de pouvoir faire ces choix-là quand on a déjà un diplôme reconnu qui permet plus facilement de trouver du travail.
Mais être en rupture, ça ne veut pas forcément dire sortir du monde de l’entreprise. On peut travailler dans une PME, une ETI ou un grand groupe, et être en rupture, avoir cette radicalité et suivre ses convictions coûte que coûte quelles que soient les conséquences. Quand on parle de radicalité, c’est au sens positif. Il ne s’agit pas de radicalisme, mais d’aller chercher la racine de son impact, en se questionnant sur toutes ses actions.
La rupture telle qu’on l’entend est un levier très fort pour faire basculer le monde du travail. Le travail, c’est 80% de notre temps éveillé, il faut être conscient qu’à travers ce temps, nous pouvons avoir un impact phénoménal sur l’avenir de la planète. Mais nous ne sommes bien sûr pas tous dans la même situation professionnelle, et nous n’avons pas tous la possibilité de faire ce choix.`
Tous les jeunes diplômés ne sont pas aussi sensibilisés à ces questions, à la nécessité du changement. Beaucoup intègrent des grands groupes qui ne brillent pas toujours par leur engagement dans la transition environnementale…
A.G. : C’est vrai mais c’est un phénomène qui est montant, et même qui s’accélère, et que nous ressentons notamment dans les grandes écoles et les universités. En ayant échangé beaucoup avec des responsables pédagogiques, on estime que 30% environ des promotions ont cette radicalité. Après, on peut très bien travailler dans un grand groupe et contribuer à faire changer les choses de l’intérieur. Mais ce n’est pas toujours possible. Alors, on se rend compte que pour faire évoluer certaines entreprises, il faut prendre l’angle des ressources humaines. Chez Total, par exemple, parmi les quatre priorités du groupe figure l’emploi, qui pourrait poser un vrai problème d’ici 2030. On peut donc avoir un véritable impact sur ce type de structure, tout simplement en refusant d’aller y travailler. La question du recrutement est un levier puissant, si l’on décide de sortir des activités - et pas systématiquement des entreprises, certaines d’entre elles ayant des activités plus vertueuses que d’autres – qui contribuent au désastre écologique et social en cours.
« Les jeunes ont clairement le désir de participer à un projet collectif qui les dépasse »
Les métiers de la gestion des risques sont déjà confrontés depuis plusieurs années à ces problématiques de recrutement4, avec la question de la recherche du sens bien sûr, mais aussi des salaires, du confort de vie, du nombre de déplacements, du travail à distance… À quel point ces réalités impactent-elles la réflexion globale du choix de carrière et plus largement de vie des plus jeunes ?
A.G. : Il y a effectivement tout un ensemble de questions. Environ un tiers des jeunes diplômés, on l’a vu, sont en rupture et en quête de sens, mais beaucoup d’autres se posent des questions sur le monde du travail, c’est une évidence. Le travail n’est pour eux plus forcément une priorité. Ils veulent privilégier leur vie personnelle, passer du temps en famille, faire du sport, avoir d’autres activités… L’idée de la semaine de quatre jours est également très présente. On ressent un besoin de flexibilité et la perception de la frontière qui existe entre vie professionnelle et vie personnelle s’estompe de plus en plus.
L’une des raisons est sans doute l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés, entre crises économiques et guerres. Beaucoup se disent : « l’avenir est incertain, alors autant faire ce qui me plaît ». Quitte à avoir plusieurs activités en même temps, à suivre des formations... Aux entreprises d’accompagner ce mouvement en proposant véritablement un projet. Quel est le projet de l’entreprise, à quoi va-t-elle contribuer ? Ce sont des notions importantes. Les jeunes ont clairement le désir de participer à un projet collectif qui les dépasse.
Le titre de votre intervention à la conférence de l’IFACI est « Jeunes diplômés : comprendre leur quête de sens pour les attirer ». Oui mais, comment les retenir ?
A.G. : On peut recruter avec une image, un discours, mais ça ne suffit plus pour retenir un collaborateur. Si l’on prend l’exemple d’Airbus, l’entreprise arrive toujours à recruter, mais un tiers des salariés partent avant la fin de la période d’essai. Un jeune engagé, si on lui vend du rêve avec un beau discours « vert », mais que la réalité n’a rien à voir, il ne restera pas. Surtout dans un marché de l’emploi tel qu’il est aujourd’hui, dans lequel il n’aura aucun mal à retrouver un poste. En revanche, même si l’entreprise n’est pas forcément encore vertueuse, mais qu’elle démontre une vraie volonté de se transformer, elle sera en capacité d’attirer et de conserver des talents. Je peux prendre le cas d’Engie, qui avait de grandes difficultés de recrutement entre 2010 et 2013. En 2015, ils ont transformé leur raison d’être en « Venez décarboner le monde de l’énergie avec nous » et ont mis en place des actions concrètes dans les énergies renouvelables notamment. Ils n’ont aujourd’hui plus de problème de recrutement.
La clé, c’est aussi d’être transparent, pour rétablir un lien de confiance, dès la phase de recrutement, en expliquant où en est l’entreprise dans sa phase de décarbonation, sur le plan social, etc. Et enfin, il est important de créer en interne un réseau intergénérationnel entre toutes les personnes engagées dans la volonté de transformation, afin que chacun puisse échanger, parler de ces questions et avoir plus de chances de faire évoluer les choses.
« Il ne faut pas en faire un conflit de générations »
Beaucoup de changements viennent également des entreprises elles-mêmes, que ce soient sous la pression des réglementations ou bien de l’innovation par exemple. C’est le cas par exemple avec les reporting extra financiers et la publication imminente de l’ESRS par exemple. N’est-ce pas de ce côté finalement que le changement peut vraiment provenir ?
A.G. : Oui, bien sûr, ça bouge, même si ça ne bouge pas assez vite par rapport à l’urgence dans laquelle nous nous trouvons. Il y a une prise de conscience. Cet été, nous avons tous vus les incendies terribles dans le sud-ouest, la sécheresse, les pénuries d’eau, des agriculteurs obligés d’abattre une partie de leur cheptel… Nous avons rencontré beaucoup de chefs d’entreprises conscients de la responsabilité qu’ils peuvent avoir dans la transformation du monde du travail et de la société en général, et qui n’hésitent pas à s’en emparer. Mais ils ont aussi de nombreuses contraintes et c’est forcément compliqué. Il faut se contraindre à moins de rentabilité, ce qui n’est pas simple, notamment pour des entreprises du CAC40.
Mais j’y crois, et tout se fera main dans la main avec tous les acteurs : entreprises, politiques, collaborateurs, étudiants… Et avec un message que je tiens à porter : il ne faut pas en faire un conflit de générations. Nous sommes déjà tellement dans des conflits que ce serait vraiment contre-productif. Et il existe dans les entreprises des personnes moins jeunes, à des hauts niveaux de responsabilité, qui sont mobilisées et se mobilisent pour accélérer la transition.
1 https://www.ruptures-le-film.fr/
4 À lire aussi : https://blog.ifaci.com/laudit-interne-est-lun-des-postes-les-plus-difficiles-a-gerer-actuellement/