09 novembre 2022
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« Sur le papier, l’idée que l’audit interne est indispensable fait beaucoup de sens, mais dans la réalité il y a encore du travail à faire »
Dominique Vincenti , Vice President and Chief Audit Executive d’Uber
Dominique Vincenti a rejoint Uber à San Francisco en mars 2019, après une carrière déjà bien remplie dans l’audit interne, chez Marks et Spencer, Kering, ou même à la direction exécutive de l’Institut Mondial de l’Audit Interne (The IIA). Elle interviendra à la Conférence IFACI* à l’occasion de laquelle elle partagera son expérience assez unique de l’audit dans une entreprise qui attire autant qu’elle inquiète.
Votre intervention dans le cadre de la conférence de l’IFACI s’intitule « Nourrir la confiance à la vitesse du digital ». Quelles thématiques allez-vous aborder plus particulièrement ?
Dominique Vincenti : Nous allons parler de la manière dont nous auditons dans un environnement comme le nôtre qui a plusieurs caractéristiques propres. D’abord, nous sommes une entreprise fondamentalement digitale, une entreprise de technologie. Donc, auditer le digital, qu’est-ce que cela signifie ? Ensuite, le second facteur, c’est la vitesse de cet univers, la rapidité d’évolution et d’exécution du business qui nous force, pour rester pertinents et « nourrir la confiance », à nous adapter et à trouver des solutions pour réaliser notre mission d’audit interne et à apporter de la valeur à l’entreprise.
Enfin, la troisième caractéristique de notre univers, c’est un appétit au risque très élevé. Donc, la gestion du risque est fondamentale. Le risque évoque souvent pour beaucoup quelque chose de négatif. Sauf que chez Uber comme dans bon nombre d’autres entreprises, la prise de risque est aussi ce qui permet de créer de la valeur.
Faut-il un parcours spécial pour prendre la tête de l’audit interne d’une entreprise comme Uber ?
D.V. : Je dirais qu’il faut avant tout une grande passion pour l’audit interne et la compréhension de la façon dont il apporte de la valeur. Il faut aussi une certaine flexibilité, une adaptabilité : c’est ce que m’a appris mon expérience. Il faut savoir ensuite « l’opérationnaliser » à l’intérieur d’un business model qui diffère d’une entreprise à l’autre. Et Uber n’y fait pas exception, même si son business model est très particulier.
De mon côté, j’ai fait au cours de ma carrière des choses très différentes au sein de la profession, y compris en passant de « l’autre côté de la barrière », puisque pendant 6 ans j’étais à la direction générale de l’Institute of Internal Auditors (IIA), ce qui m’a permis de réfléchir à ma profession. Je ne la pratiquais plus mais je réfléchissais à comment elle devait être appliquée dans tout environnement. Cette démarche m’a aidé à retourner à l’essentiel.
Par ailleurs, si je n’avais jamais évolué dans une entreprise purement technologique, le digital n’est finalement que la continuation d’une évolution qui nous accompagne depuis très longtemps quel que soit notre secteur d’activité. Et lorsque l’on a 25 à 30 ans d’expérience, on a bien compris que la technologie était un facteur essentiel de conduite des affaires et qu’il progressait à grande vitesse. Toutes les entreprises pour lesquelles j’ai travaillé auparavant s’appuyaient déjà sur la technologie. Je pense que j’ai passé l’essentiel de mon temps professionnel à auditer la technologie, même dans des entreprises « non technologiques ».
« L’audit interne, étonnamment, a trouvé sa place très tôt chez Uber »
Dans une entreprise disruptive comme Uber, est-ce qu’il n’y a pas eu une période d’adaptation ? Est-ce que l’audit interne a trouvé facilement sa place ?
D.V. : Le côté disruptif d’Uber ne réside pas tant dans les aspects technologiques que dans un état d’esprit, lié à l’innovation et à la prise de risques. Uber est née en 2008 et avait déjà dans son ADN l’idée d’investir un monde qui n’avait pas changé depuis très longtemps et donc effectivement d’être disruptif. Et cela n’a pas changé aujourd’hui, comme l’indique ce que l’entreprise considère être sa mission : « we reimagine how the world moves for the better ». Certes Uber n’est pas la seule entreprise dans ce cas mais il y a un effet d’amplification avec une très grande visibilité dès ses premières années d’existence qui en ont fait un symbole de la disruption.
Quant à l’audit interne, étonnamment, il a trouvé sa place très tôt chez Uber, même si à l’époque rien n’obligeait l’entreprise à le mettre en place. Un audit interne très opérationnel, très complet, alors que ce n’était pas forcément courant dans la Silicon Valley où l’on attend souvent d’être proche d’une entrée en bourse pour commencer à s’y intéresser. L’audit interne incluait l’accompagnement sur la gestion des risques et l’évaluation de la gouvernance.
Quand j’ai pris mes fonctions, en mars 2019, quelques mois avant l’entrée en bourse, tout ce qui concernait SOX – la loi Sarbane Oxley sur la comptabilité des sociétés cotées et la protection des investisseurs – avait déjà été transféré à une équipe dédiée. Même si nous avons un peu accompagné celle-ci sur cette question, la nouvelle direction avait un sens aigu de la gestion des risques, qui prend bien en compte les intérêts de toutes les parties prenantes dès le départ. Nous ne sommes pas du tout centrés sur la conformité - même si la conformité fait aussi partie de notre mission et que nous nous employons à y contribuer là où cela est nécessaire - mais notre rôle est vraiment d’accompagner les décisions et donc d’auditer en amont afin de déminer les situations avant même la mise en production de nouveaux services. Finalement, nous ne sommes pas là pour faire prendre moins de risques à l’entreprise, mais plutôt pour lui faire prendre toujours autant de risques tout en étant capable de les gérer sans que cela ralentisse le business. Cela nous oblige à repenser ce qu’est un risk management efficace et efficient.
« Il y a encore un décalage entre ce que la profession elle-même croit de ses capacités et de son rôle et la façon dont elle est perçue »
Devez-vous intégrer les problématiques d’image, particulièrement fortes dans le cas d’Uber, dans votre démarche d’audit interne ?
D.V. : Bien sûr, le risque réputationnel qui existe pour toutes les entreprises, est particulièrement aigu pour Uber. Même si, pour moi, la réputation n’est pas un risque mais un actif. En revanche la gestion de cet actif est extrêmement sensible.
Ce qui est intéressant chez Uber, c’est que selon les marchés sur lesquels on opère, cette réputation peut être très différente. Il y a donc une gestion globale de l’image et une gestion locale. En Amérique latine, par exemple, en général l’image est extrêmement positive pour des raisons très factuelles. Uber apporte à la fois une grande accessibilité à un mode de transport sûr dans des pays où ce n’était pas toujours le cas, à un coût très abordable, et en donnant accès à une source de revenu à de nombreuses personnes. Même chose au Moyen-Orient (en Arabie saoudite, Uber et sa filiale Careem, sont au cœur du dispositif autorisant et permettant aux femmes de conduire et de se déplacer sans l’accompagnement d’un homme). En France, en revanche la situation est contrastée suivant que vous vous adressez aux utilisateurs de la plateforme, aux chauffeurs, aux taxis, aux syndicats ou aux pouvoirs publics…
Votre expérience dans une entreprise aussi « différente » qu’Uber semble démontrer que l’audit interne est bien devenu indispensable, quel que soit l’environnement dans lequel on évolue…
D.V. : J’en suis persuadée. Mais mon job, c’est de le prouver chaque jour. Je pense qu’il y a encore un décalage entre ce que la profession elle-même croit de ses capacités et de son rôle, et la façon dont elle est perçue. Tout n’est pas du ressort des auditeurs internes eux-mêmes, car l’environnement ne leur permet pas toujours d’apporter toute la valeur possible. Mais il faut tout de même aussi que les équipes soient à la hauteur de leurs promesses. Sur le papier, l’idée que l’audit interne est indispensable fait beaucoup de sens, mais dans la réalité il y a encore du travail à faire, que ce soit au niveau des auditeurs eux-mêmes comme au niveau des gouvernances qui doivent leur donner tous les moyens nécessaires.
* Digitalisation du monde - UBER - Nourrir la confiance à la vitesse du digital | Mardi 29 novembre 2022 09h50 10h50